À propos de l’infini :

interactions entre sciences et philosophie

Photo : la galaxie d’Andromède vue à 24 μm par le télescope spatial Spitzer15, © NASA et Wikipedia
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Cet article est le compte rendu d’une intervention faite par Éric Lowen en juillet 2013 dans le cadre d’un cycle de conférences dont le sujet était Monde fini, monde infini.
Éric Lowen est directeur des cours de l’Université populaire de philosophie de Toulouse, qui est une émanation de l’association ALDERAN.

 

L’infini est un sujet qui focalise beaucoup d’interrogations scientifiques et métaphysiques. Comment sommes-nous venus à la notion d’infini ? En fait, nous avons affaire au concept d’infini, pas à l’infini lui-même. Ce concept intervient dans toutes les grandes représentations de la réalité, avec un contenu qui dépend de la représentation culturelle du monde qu’elles traduisent.

L’infini est une notion qui n’est ni naturelle, ni spontanée.

Elle s’inscrit à un moment du développement historique, alors qu’elle a été peu explorée auparavant. Elle renvoie à des représentations religieuses, qui évoluent sous l’influence du développement de la connaissance scientifique. Elle concerne la réflexion philosophique sur l’homme, l’existence, la condition humaine, thèmes auxquels d’autres s’ajouteront. Historiquement, l’évolution de la pensée amène, à partir du XVIIe siècle, l’inversion de la représentation admise auparavant. C’est en particulier lié aux apports de Copernic (XVIe siècle), Galilée (XVIIe siècle) et Newton (XVIIe et XVIIIe siècles) et à la révolution apportée par le calcul infinitésimal (à partir du XVIIe siècle).

Le même mot acquiert alors une signification complètement différente, avec comme conséquence un changement complet des valeurs associées. Aujourd’hui, l’idée d’infini est associée à une valeur positive, porteuse de modernité, alors qu’elle était avant associée à une valeur négative, porteuse d’effroi. Pour les Égyptiens, le temps est un absolu primordial, seul concept associé à l’infini ; pour les Grecs, l’hubris (ὑϐρις), qui signifie démesure, est associée à l’idée d’infini : il s’agit, jusqu’au XVIIe siècle, de refouler l’infini aux confins du monde, et c’est les dieux qui sont chargés de ce refoulement.

Le mot a deux sens.

  • Le sens objectif, qui signifie absence de limite, de début et de fin. Il en existe une définition quantitative, en mathématique, celle de la théorie des nombres (à tout nombre entier, on peut ajouter 1).
  • Un sens touchant l’ordre du qualitatif : le caractère d’infini associe une valeur positive à un objet. Dans la pensée chrétienne d’un Tertullien (IIIe siècle), d’un saint Hilaire (IVe siècle), et jusqu’à Descartes (XVIIe siècle), seul Dieu a pour attribut l’infini.

On se trouve face à un couple de concepts : fini / infini. À l’infini sont associées des valeurs positives (permanence, éternité, caractère divin…) ; au fini, des valeurs négatives (finitude, impermanence, caractère éphémère…). Pourtant, la beauté d’une œuvre d’art est par exemple inséparable de sa finitude : on n’imagine pas une symphonie de Mozart qui n’aurait pas de fin.

Or le concept d’infini n’est ni naturel ni spontané : on ne le pense pas spontanément. Toute notre expérience porte sur des choses finies : faculté de penser, savoir, durée de vie… Les caractéristiques du divin, associées à l’infini, sont imaginées par opposition à celles de l’homme, caractérisées par la finitude : immortalité, éternelle jeunesse, félicité éternelle, infinité de l’amour divin, caractère omniscient…

Le concept d’infini n’a pas son origine dans l’observation. Dans les mythologies, le ciel est borné. Quelques penseurs présocratiques ont abordé le sujet : Héraclite d’Éphèse (VIe siècle av. J.-C.), dont l’approche de l’infini se limite au temps, avec sa réflexion sur le fleuve, Anaximandre (VIe siècle av. J.-C.)… Mais cette réflexion a été rejetée par la majorité des philosophes de l’époque. Les pythagoriciens (à partir du Ve siècle av. J.-C.) ont découvert l’infini dans les nombres, dans le cadre de leur réflexion sur l’idéal de la mesure, sur l’ordre (qui, en grec, se dit cosmos : κοσμος), mais cette découverte remet en cause la prééminence de la finitude, c’est pourquoi elle est restée ésotérique. Zénon d’Élée (Ve siècle av. J.-C.), lui, raisonne sur l’infini, qui devient alors un outil de raisonnement mathématique. L’infini s’impose chez Platon (IVe siècle av. J.-C.), mais seulement à propos du transcendantal ; la place de l’infini est voisine chez Aristote (IVe siècle av. J.-C.). Démocrite IVe siècle av. J.-C.), avec l’atomisme, introduit un autre concept d’infini, qui évolue à la période hellénistique (à partir du IVe siècle av. J.-C.), en passant dans le domaine de la géométrie, par exemple avec la définition de droites parallèles comme celles qui ne se touchent pas, et ce jusqu’à l’infini.

La matière est soit considérée comme divisible à l’infini (Zénon, Parménide, au Ve siècle av. J.-C.), soit considérée comme non divisible à l’infini (avec l’atomisme). L’infini n’est plus associé au chaos, mais il reste un objet conceptualisé, un objet de raisonnement, outil pour la raison, sans être encore effectif ou matériel. Les Stoïciens (à partir du IIIe siècle av. J.-C.), Cicéron (Ier siècle av. J.-C.), Sénèque (Ier siècle) développent l’idée du caractère infini du principe divin.

Alors que le polythéisme est peu compatible avec l’idée de l’infini (chaque dieu agit sur un périmètre limité, que borne celui des autres dieux), le christianisme introduit une deuxième rupture : c’est là que la conception de l’infini dans la philosophie grecque, pour laquelle il était un outil de raisonnement, est abandonnée : l’infini devient un attribut de Dieu. On restera jusqu’au XVIIe siècle sur cette distinction entre le divin, dont l’infini est un attribut, et le terrestre, contingent et impermanent : voir Plotin (IIIe siècle), saint Augustin Ve siècle), saint Thomas (XIIIe siècle)…

C’est Galilée qui formalise la troisième rupture, majeure, en introduisant l’idée de la pluralité des mondes, qui remet en cause la conception d’un monde qui serait limité. Il ouvre la porte aux réflexions sur l’infini de Giordano Bruno (XVIe siècle). Avant lui le ciel était un fournisseur de lumière pour la décoration de la terre, ce n’est que dans l’époque moderne qu’on pense qu’il existe d’autres soleils. L’anthropocentrisme n’est plus possible. Spinoza (XVIIe siècle) et Leibniz (XVIIe et XVIIIe siècles) approfondissent l’application au monde matériel de la réflexion sur l’infini, qui avait conduit Giordano Bruno au bûcher. Newton poursuit cette démarche en disant que la gravitation a une action sur le monde matériel jusqu’à l’infini, et ce dans le monde matériel.

Au xxe siècle, l’infini est étudié d’un point de vue quantitatif et non plus qualitatif : Cantor l’aborde d’un point de vue purement spéculatif (l’absence de limite est un principe, mais on ne peut compter jusqu’à l’infini) ; avec le nombre π, on aborde une propriété qui concerne le caractère infini du cercle, qui n’a pas d’extrémité ; avec les nombres irrationnels comme √2, e ou π, encore lui, on découvre l’existence de nombres ayant une infinité de décimales… La place de l’infini dans les lois concernant la matière n’a pas été remise en cause par les théories scientifiques depuis Newton (voir Hubble, Einstein, le big bang…).

Le caractère infini de l’univers, tel qu’il est modélisé dans les théories cosmologiques actuelles, est irreprésentable pour notre esprit, qui conçoit l’espace comme euclidien de dimension 3 : elles posent l’espace comme à la fois infini et clos, du fait de sa courbure (comme l’est une sphère) ; nous ne percevons pas cette courbure parce qu’elle est grande, comme on n’aperçoit pas la rotondité de la terre. L’esprit humain est capable de définir ce concept, mais pas de se le représenter, de même que, selon l’exemple donné par Diderot (XVIIIe siècle), un aveugle ne peut concevoir les couleurs.

Le concept d’infini est désormais associé à l’univers : l’homme a pris conscience de la finitude de la terre, les images fournies par l’aviation et les engins spatiaux l’y ont aidé, avec par exemple les images de lever de terre sur la lune. L’humanité fait ainsi un ensemble d’expériences de l’infini, dont on peut distinguer différents types :

  • L’infini mathématique;
  • L’infini opératoire;
  • L’infini réel, matériel, qui n’est pas, lui, une construction intellectuelle ;
  • L’infini perceptif (ou « para-infini »), qui ne correspond pas forcément à une réalité, mais en est proche : il nous donne l’impression de l’infini ; par exemple, la contemplation du ciel étoilé, qui permet de ne voir qu’un nombre fini d’étoiles, nous confronte à notre finitude, et celui qui en fait l’expérience associe parfois l’impression d‘infini qu’il ressent à la révélation d’un dieu.

En réalité, l’expérience du Désert ne correspond pas au souffle de Dieu, mais est seulement une expérience de l’infini perceptif. L’expérience religieuse est souvent seulement le résultat de la confrontation avec un infini perceptif, qui, même chez des personnes sans convictions religieuses, fait éprouver un vertige, une transcendance.

La diversité humaine renvoie aussi à un infini perceptif. Tout homme se ressent comme unique, et il est unique d’un point de vue génétique. Les combinaisons génétiques ne sont pas infinies, mais l’effectif d’une population de plus de 6 milliards d’hommes renvoie à un infini perceptif.

  • L’infini potentiel: même si tous les possibles ne se réaliseront pas, une infinité d’êtres différents pourraient exister ; l’évolution crée en permanence de nouvelles branches, de nouvelles espèces, et en abandonne d’autres.

Dans ces deux derniers infinis, le vertige vient de la prise de conscience d’une énorme différence de taille : il s’agit d’une perception de notre finitude, et pas d’une propriété de l’infini.

© Éric Lowen, juillet 2013
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De la laïcité dans les valeurs de la République

Une valeur de paix qui deviendrait conflictuelle ?

© Serge Ruscram, 23-12-201
© Richard Murray sur Wikepédia (photo du kilt)
© Serge Ruscram pour les autres photos (Sahel malien et nigérien, 1977)
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1      Laïcité : que de conflits sémantiques en ton nom !

  • Est-il interdit d’ajouter une épithète au substantif laïcité, ou est-ce nécessaire, comme l’a dit Nicolas Sarkozy, qui souhaitait une laïcité positive[1] ?
  • La laïcité se définit-elle par la loi de 1905, ni plus ni moins, supposée parfaite, ou faut-il la faire évoluer pour qu’elle s’adapte aux évolutions de la société ?
  • La laïcité est-elle unique, et faut-il pour cette raison critiquer Jean Baubérot qui propose une typologie de la laïcité dans son livre Les sept laïcités françaises[2] ?
  • Les mots laïcisme et islamophobie ont-ils un sens ?

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Le PS voulait perdre son électorat : il a réussi

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Rappelons-nous l’essai de Terra nova paru en mai 2012, avant la dernière présidentielle, intitulé Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? [1]. Terra nova est un think tank proche du PS, et plus précisément de l’aile droite du PS, celle qui s’est longtemps incarnée dans DSK, et dont la doctrine paraît avoir pris le pouvoir dans l’exécutif issu des élections de 2012, que je qualifie de social-libéral même s’il s’affirme social-démocrate. On pouvait y lire :

Si la coalition historique de la gauche est en déclin, une nouvelle coalition émerge. Sa sociologie est très différente :

  1. Les diplômés. […]
  2. Les jeunes. […]
  3. Les minorités et les quartiers populaires [mais la suite parle plus de la diversité que des « quartiers populaires » dans leur ensemble…].
  4. Les femmes […].

[…] Contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socioéconomiques [2] cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes

Donc, la stratégie prônée en 2012 par Terra nova repose sur l’idée que la gauche doit désormais s’intéresser prioritairement aux valeurs culturelles, et que les enjeux socio-économiques sont dépassés. Le chômage, le temps partiel contraint, les travailleurs pauvres, les SDF, tout cela n’a désormais plus autant d’intérêt. Seuls les « coalisés » de la gauche « historique » (je soupçonne un peu de mépris dans ces termes, mais sans doute ai-je l’esprit mal tourné) s’y intéressent encore.

Terra nova a quand même la clairvoyance d’identifier quelques risques :

La nouvelle coalition électorale de la gauche présente trois faiblesses structurelles :

  1. Une dynamique démographique limitée. […]
  2. Une coalition électorale en construction. […]
  3. Une abstention élevée. […]

Quelle appréciation peut-on porter sur cette analyse ? Si on souhaite introduire un peu de vraie rationalité dans les sciences politiques, il faut revenir à la caractéristique majeure de la démarche scientifique : on construit une théorie, on fait une prévision et on vérifie la qualité de la théorie par la qualité des prévisions qu’elle fonde. Or les résultats des municipales 2014 montrent que la thèse de Terra nova n’est correcte que sur les faiblesses identifiées :

  • L’abstention s’avère un risque majeur.
  • Quant à la diversité… On se reportera par exemple à l’intéressant livre Passion française. Les voix des cités [3] qui vient de sortir. G. Kepel s’y est intéressé aux candidats aux législatives de 2012 qui étaient « issus de la diversité ». Il a constaté que les électeurs de la diversité, qui ont longtemps voté majoritairement à gauche, en particulier depuis les émeutes de 2005, sont de plus en plus désabusés devant les promesses non tenues des politiques de droite comme de gauche sur la baisse du chômage, l’amélioration des conditions de vie dans les quartiers, etc. Les critères de choix pour leur vote sont de plus en plus orientés vers des revendications de type corporatiste, souvent communautaristes, parfois religieuses, voire intégristes. Ils se tournent vers le candidat qui se déclare prêt à défendre ces revendications, indépendamment de son orientation politique, et votent désormais, selon les caractéristiques et le clientélisme des candidats locaux, aussi bien pour l’extrême droite, la droite ou le centre que pour la gauche de gouvernement ou l’extrême gauche.

Cette thèse, solidement argumentée, est dans le droit fil d’une conviction que G. Kepel avait par exemple déjà exprimée dans Quatre-vingt-treize [4] (voir la note de lecture sur ce blog), livre dans lequel il écrit que le défi majeur de la société française est « la désintégration de la société française – à laquelle ne peut répondre qu’une politique résolue d’intégration (p. 257) ».

Cette coalition souhaitée par Terra nova, et qui constitue manifestement la cible marketing de l’actuel exécutif, n’est donc pas une « nouvelle coalition [qui] émerge », mais plutôt un fantasme en train de tourner au cauchemar. Et on peut craindre que ce cauchemar dure jusqu’aux européennes et bien au-delà.

Être de gauche consiste pourtant à s’occuper d’abord de la situation socioéconomique, en commençant par celle des moins favorisés. Le contexte de la crise économique du modèle occidental ne simplifie pas la tâche, mais il existe de nombreuses pistes réellement de gauche, qu’elles traitent de l’économie, de la fiscalité (voir sur ce blog la note de lecture sur le livre de Thomas Piketty Le capital au XXIe siècle), de l’écologie, de la réorientation de l’Europe… Quand donc la majorité « social-démocrate » actuelle (re)deviendra-t-elle socialiste ?

© Serge Ruscram, 13-04-2014
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog.


[1] Auteurs : Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand, Romain Prudent.

[2] C’est moi qui souligne.

[3] Gilles Kepel, Gallimard, Témoins, 03-04-2014.

[4] Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Gallimard, 2012.

Laïcité, égalité pour les femmes, révolutions arabes…

Un très intéressant colloque s’est déroulé le 23-01-2014 au Sénat, sur le sujet suivant :

La laïcité, un enjeu d’égalité pour les femmes, à la lumière des révolutions du monde arabe

Il était organisé par Françoise Laborde, sénatrice PRG de la Haute-Garonne, en partenariat avec l’association Égale (Égalité, Laïcité, Europe) et l’AFEM (association pour les femmes de l’Europe méridionale).

Le programme complet est fourni plus bas. L’ensemble des interventions est accessible en audio sur le site d’Égale.

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Le premier aspect intéressant de ce colloque est qu’il a donné la parole à des laïques, et surtout à des femmes laïques, du Sud et de l’Est du bassin méditerranéen, issu(e)s du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, d’Égypte, du Liban, d’origines culturelles et de convictions spirituelles diverses… Ce sont des voix à qui les médias donnent bien peu de place, alors qu’elles existent plus que, de ce fait, on ne l’imagine souvent : raison de plus pour les écouter et diffuser leur parole.

Le deuxième aspect intéressant, et essentiel, est qu’à travers cette diversité d’opinions, par exemple sur l’appréciation de la toute récente constitution tunisienne, une grande unanimité se fait sur le fait que la liberté de conscience et la libération de la femme passent obligatoirement par la séparation de l’État et des religions, quelles qu’elles soient.

Si vous prenez le temps d’écouter toutes les interventions, vous aurez un vaste panorama de la situation des femmes, et de ce que la laïcité apporterait, dans le Sud et l’Est du bassin méditerranéen (avec les interventions du matin) et en Europe (avec celles de l’après-midi).

Si vous voulez faire une sélection, je vous indique ce qui m’a paru le plus original et m’a appris le plus de choses :

  • dans la 1e table ronde, la juxtaposition des interventions de Jean Maher (enregistrement audible à partir de l’index 300 seulement) et de Nadia El Fani donne deux interprétations divergentes, l’une optimiste et l’autre beaucoup moins, de l’état de la révolution tunisienne et de la récente constitution ;
  • dans la 2e table ronde, l’intervention de Soad Baba Aïssa donne des informations sur la situation des femmes en Algérie, pays dont on parle trop peu depuis le déclenchement des révolutions arables ; elle souligne que le danger et la vigueur des intégrismes des religions autres que l’islam ne doivent pas être oubliés, et rappelle opportunément que les institutions françaises respectent trop souvent insuffisamment la laïcité, avec des conséquences graves : risques de développer le communautarisme, risques de ce qu’on appelle souvent abusivement les « aménagements raisonnables »… ;
  • toujours dans la 2e table ronde, Zineb El Rhazoui décrit la situation des femmes au Maroc, ce qui conduit à fortement relativiser l’image modérée du royaume chérifien souvent donnée par les médias ;
  • dans la 4e table ronde, Moussa Allem donne une vision de l’action pour l’égalité fondée sur sa pratique du travail sur le terrain en France, qui diverge des positions habituelles dans le monde laïque : pour lui, par exemple, militer contre le port du voile n’est pas un objectif prioritaire, il vaut mieux s’attacher à réunir les conditions pour que les femmes musulmanes participent davantage à la vie de la cité et aux activités sociales ;
  • enfin, la conclusion des travaux, présentée par Gérard Delfau, montre bien l’originalité de ce colloque.

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Programme complet

9 h 30 :  mot de bienvenue par Françoise Laborde, sénatrice

9 h 45 :  allocution d’ouverture, par Fatima Lalem, adjointe au maire de Paris chargée de l’égalité femme/homme

10 h 15 :  introduction au débat, par Jean-Claude Boual, secrétaire général adjoint d’Égale

Matin : les enjeux dans le monde arabe et la région méditerranéenne

10 h 30 :  première table ronde, Les révolutions pour les droits universels

Modératrice : Nelly Jazra-Bandarra, vice-présidente de l’AFEM

Participants :

  • Saïda Douki-Dedieu, psychiatre
  • Jean Maher, président de l’union égyptienne des droits humains, représentant des Coptes en France
  • Nadia El Fani, cinéaste, auteure du film Laïcité Inch Allah, lauréate du prix de la laïcité 2011

11 h 30 :  deuxième table ronde, Les revendications des droits universels dans la région

Modératrice : Laure Caille, déléguée à l’égalité femmes / hommes au sein d’Égale

Participantes :

  • Zineb El Rhazoui, journaliste et co-fondatrice du mouvement alternatif pour les libertés Individuelles (MALI), Maroc
  • Rose-Marie Massad-Chahine, professeure à la faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université libanaise, Liban
  • Nathalie Pilhes, secrétaire générale à la délégation interministérielle à la Méditerranée, France
  • Soad Baba Aïssa, présidente de l’association pour la mixité, l’égalité, et la laïcité (AMEL), Algérie

Après-midi : les enjeux en Europe et en France

14 h 30 :  introduction au débat par Catherine Sophie Dimitroulias, vice-présidente de la conférence des organisations internationales non-gouvernementales du conseil de l’Europe, vice-présidente de l’AFEM

14 h 45 :  troisième table ronde, La laïcité et l’égalité en Europe

Modératrice : Teresa Boccia, professeure à l’Université Federico II de Naples, experte auprès de l’ONU, présidente de l’AFEM

Participantes :

  • Véronique de Keyser, députée européenne, Belgique
  • Ingvill Thorson Plesner, conseillère principale au centre pour les droits de l’homme, Norvège
  • Carmen Romero López, députée européenne, Espagne

15 h 45 :  quatrième table ronde, Les chantiers de l’égalité et de la laïcité en France

Modératrice : Martine Cerf, secrétaire générale d’Égale

Participants :

  • Françoise Brié, membre du haut conseil de l’égalité, vice-présidente de la fédération nationale solidarité femmes (FNSF), France
  • Moussa Allem, chargé de mission à la direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRJSCS) de la région Nord-Pas de Calais
  • Caroline Eliacheff, pédopsychiatre, auteure de Comment le voile est tombé sur la crèche
  • Jean-Paul Delahaye, directeur général à la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), France

17 h 00 :  synthèse des travaux et conclusion, Gérard Delfau, ancien sénateur, président d’Égale

© Serge Ruscram, 04-02-2014
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Quels sont vos intégristes favoris ?

Mosquée chiite, Damas
© Serge Ruscram, 2010

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Préférez-vous les intégristes chiites, sunnites, catholiques, évangéliques, juifs ?
Vous avez le droit de choisir, comme tout le monde !

La conférence Genève II réunit, sous l’égide des Nations-Unies, le gouvernement syrien, des représentants de l’opposition syrienne, l’Arabie saoudite, etc… mais pas l’Iran.

Rappelons les alliances :

  • le pouvoir syrien, alaouite (les alaouites sont des chiites), est soutenu en particulier par l’Iran et le Hezbollah libanais, eux aussi chiites, qui lui fournissent des armes et des combattants ;
  • l’opposition syrienne est hétérogène ; elle inclut une tendance nationaliste et démocratique, qui est à l’origine du printemps arabe syrien, avec en particulier l’armée syrienne libre (ASL), où des militaires syriens qui ont déserté jouent un rôle important, et une tendance musulmane intégriste sunnite, avec des composantes djihadiste et salafiste, qui a progressivement pris le pas sur l’ASL ; tout ou partie de ces factions intégristes sont soutenues par des États sunnites, en particulier l’Arabie saoudite et le Qatar, qui, eux aussi, fournissent des armes et des combattants.

Rappelons que ces deux derniers États soutiennent aussi, et souvent arment des intégristes musulmans sunnites dans les pays qui ont vu le printemps arabe, en particulier les Frères musulmans, qui, de la Tunisie à l’Égypte, s’opposent aux couches sociales à composantes démocrates et laïques fortes qui ont chassé les dictateurs. Et l’Occident, lui, a préféré ne pas armer l’ASL syrienne, de peur que des armes ne passent aux mains d’intégristes.

On est donc dans une situation où le croissant chiite [1] aide le pouvoir syrien, et où les États sunnites du Golfe aident l’opposition intégriste. Et on invite l’Arabie saoudite à Genève II mais on exclut l’Iran. Et on le fait à un moment où l’élection le 14 juin 2013 d’Hassan Rouhani, le nouveau président iranien, considéré comme « conservateur modéré soutenu par les réformateurs [2] », paraît se traduire par un assouplissement, relatif mais réel, des positions de l’Iran sur la scène internationale, ne serait-ce que par la relance des négociations sur le nucléaire. Il est intéressant de rappeler ce que disent Yousef Courbage et Emmanuel Todd au sujet de l’Iran, dans Le rendez-vous des civilisations [3] (voir la note de lecture sur ce blog) :

Lorsqu’on l’applique à l’ensemble du Moyen-Orient, l’approche démographique met immédiatement en évidence l’absurdité ou la mauvaise foi des choix géopolitiques occidentaux, et spécifiquement américains. Les démocraties occidentales, censées appuyer la modernité démocratique, refusent de voir que le pôle principal de développement dans la région est désormais l’Iran. L’indice de fécondité de la République islamique, proche de 2 enfants par femme, contraste, non seulement avec les indices de l’Afghanistan, du Pakistan et de l’Irak, mais aussi d’une façon beaucoup plus inattendue, avec celui de la Turquie, dont l’européanité est pourtant en discussion à Paris, Berlin et Bruxelles (p. 93).

Si l‘anxiété des États-Unis face aux ambitions nucléaires iraniennes apparaît exagérée et de mauvaise foi, la légèreté manifestée par la démocratie américaine dans la gestion de l’allié pakistanais, puissance nucléaire réelle, peut apparaître franchement irresponsable (p. 110).

Le choix de l’Occident et des Nations-Unies à Genève est donc de consulter l’intégrisme sunnite et d’exclure l’intégrisme chiite. Et je suis loin d’être sûr, par exemple, que je préfèrerais être une femme saoudienne plutôt qu’une femme iranienne. Imaginer une conférence de paix sur la Syrie en s’appuyant sur les sunnites et en excluant les chiites paraît pour le moins irréaliste [4]. Tout laisse à penser que ce que l’Occident recherche est plus une alliance géostratégique avec les États du Golfe que la paix en Syrie.

Va-t-on, avec le même « raisonnement », s’appuyer sur le Hamas, sunnite, et exclure le Hezbollah, chiite, dans l’analyse du conflit israélo-palestinien ?

Et que penser de la politique française, quand François Hollande, en visite officielle en Arabie saoudite les 29 et 30 décembre 2013, obtient « un cadeau indirect à Paris : l’octroi, par l’Arabie saoudite, à l’armée libanaise, d’une aide de 3 milliards de dollars (2,2 milliards d’euros), destinée à être convertie en achat de matériel français [5] » ? Le pétrole et les ventes d’armes n’ont pas d’odeur.

Ne faudrait-il pas une cuiller un peu plus longue pour souper avec les intégristes ?

© Serge Ruscram, 26-01-2014
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[1] On peut à grande maille définir ce croissant chiite comme constitué par l’Iran, l’Irak dont la majorité relative de la population et le gouvernement sont chiites, la Syrie dont les alaouites ne représentent qu’une faible minorité de la population mais dont le pouvoir est alaouite, le Hezbollah libanais.

[2] Source : Wikipédia.

[3] Seuil, La République des idées, 2007.

[4] On peut se reporter à ce sujet à l’émission de Stéphane Paoli 3d, le journal du 26-01-2014 sur France Inter, dont le sujet est « Syrie : la tectonique des plaques, et l’Usine de films amateurs », et en particulier à ce que dit Dominique David, directeur exécutif de l’Institut français des relations internationales (IFRI), rédacteur en chef de la revue Politique étrangère, au sujet de la non-participation de l’Iran à Genève II (écouter à 47 mn 00)

[5] Source : « En Arabie saoudite, François Hollande obtient une aide pour l’armée libanaise », Le Monde, 30-12-2013.

Brice, Nicolas, François… Et les autres ?

Photo : lac Þingvallavatn, Islande
© Serge Ruscram, 04-2013

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Brice Hortefeux, alors ministre de l’intérieur de Nicolas Sarkozy, a dit à propos d’Amine, militant UMP appelé « notre petit Arabe » par un autre militant : « Bon, tant mieux. Il en faut toujours un. Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes… [1] » Lire la suite « Brice, Nicolas, François… Et les autres ? »

Laïcité : hijab, burqa et liberté de conscience

Photo : Bosra, Syrie, 04-2010
© Serge Ruscram

La loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics est très concise : elle précise seulement que « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Elle a été globalement bien acceptée, elle a clarifié un sujet sur lequel la réglementation et la jurisprudence étaient auparavant bien floues, et elle a mis fin à un dangereux processus de multiplication des contentieux et de radicalisation sur le sujet du voile à l’école, au lycée et au collège. Elle est donc, à mon avis, « globalement positive ». Lire la suite « Laïcité : hijab, burqa et liberté de conscience »

Note de lecture : « Que s’est-il passé ? L’islam, l’Occident et la modernité », Bernard Lewis

Que s’est-il passé ? L’islam, l’Occident et la modernité, Bernard Lewis, Gallimard. Le débat, 2002

1      Résumé

Du VIIe au XVIIe siècle, les civilisations islamiques sont dominantes vis-à-vis des civilisations chrétiennes à la fois militairement, scientifiquement et culturellement ; elles sont aussi plus tolérantes vis-à-vis des autres religions (en tout cas celles du Livre) que ne l’est à l’époque la civilisation chrétienne. Cette tolérance, qui ne va pas jusqu’à l’égalité des droits mais se limite à l’octroi d’un statut, se traduit par des flux migratoires dans le sens Ouest è Est (Juifs venant d’Espagne, et surtout Grecs).

A l’inverse, l’Occident est hostile à l’installation permanente de commerçants musulmans en Europe. Il a vis-à-vis de l’islam, qui règne sur la Terre sainte, s’affirme comme détenteur d’une version plus achevée de la parole révélée que les Testaments et est un agresseur direct, beaucoup plus de réticences que vis-à-vis de la civilisation chinoise ou de la civilisation indienne. Lire la suite « Note de lecture : « Que s’est-il passé ? L’islam, l’Occident et la modernité », Bernard Lewis »