Laïcité : hijab, burqa et liberté de conscience

Photo : Bosra, Syrie, 04-2010
© Serge Ruscram

La loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics est très concise : elle précise seulement que « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Elle a été globalement bien acceptée, elle a clarifié un sujet sur lequel la réglementation et la jurisprudence étaient auparavant bien floues, et elle a mis fin à un dangereux processus de multiplication des contentieux et de radicalisation sur le sujet du voile à l’école, au lycée et au collège. Elle est donc, à mon avis, « globalement positive ».

Elle a été votée sur la base des travaux de la commission Stasi, qui avait été constituée le 3 juillet 2003 à la demande de Jacques Chirac, alors président de la République, pour « mener la réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République », périmètre beaucoup plus vaste, et dont le rapport a été remis le 11 décembre 2003.

Il est intéressant de noter que la loi ne reprend qu’une des nombreuses propositions de ce rapport, qui constituaient pourtant, aux yeux de la commission, un ensemble cohérent qu’il ne fallait pas dissocier. Nombre des autres propositions étaient destinées à faciliter les pratiques religieuses dans la mesure où elles excluent tout prosélytisme. La conclusion dit :

Pour cela, la liberté de conscience, l’égalité de droit, et la neutralité du pouvoir politique doivent bénéficier à tous, quelles que soient leurs options spirituelles [1]. Mais il s’agit aussi pour l’État de réaffirmer des règles strictes, afin que ce vivre en commun dans une société plurielle puisse être assuré. La laïcité française implique aujourd’hui de donner force aux principes qui la fondent, de conforter les services publics et d’assurer le respect de la diversité spirituelle. Pour cela, l’État se doit de rappeler les obligations qui s’imposent aux administrations, de supprimer les pratiques publiques discriminantes, et d’adopter des règles fortes et claires dans le cadre d’une loi sur la laïcité.

Elle propose ensuite un ensemble de mesures (voir les p. 66 à 69 du rapport), sur un périmètre beaucoup plus large que le seul enseignement élémentaire et secondaire, puisqu’il couvre l’université, l’hôpital public, et plus largement les services publics et aussi les entreprises privées. Ces mesures portaient sur trois axes :

  • un rappel des obligations auxquelles les administrations sont assujetties ;
  • la suppression des pratiques publiques discriminantes ;
  • l’adoption d’une loi sur la laïcité.

Gilles Kepel, qui était membre de la commission, écrit, dans son livre Quatre-vingt-treize [2] :

La commission […] avait abouti à ce que le gouvernement fît prohiber par la loi du 15 mars 2004 le port des signes religieux ostensibles à l’école – sans que fussent prises en considération ses autres propositions destinées à substituer une laïcité d’intégration à la laïcité de séparation de 1905, frustrant plusieurs de ses anciens membres dont l’auteur de ces lignes. Par-delà son objet déclaré, la commission m’a semblé en rétrospective avoir celé une double visée politique : déposséder la gauche de l’un de ses principaux chevaux de bataille, la laïcité, pour l’acclimater à droite – ce qui fut en partie achevé –, et contrarier (en vain) les ambitions présidentielles de Nicolas Sarkozy [alors ministre de l’intérieur de J. Chirac], qui avait quelques mois auparavant intronisé le Conseil français du culte musulman et, surtout, s’était rendu « en ami » au congrès de l’Union des organisations islamistes de France, principale promotrice du port du hijab par les collégiennes et lycéennes.

L’opinion de G. Kepel ne remet pas en cause mon opinion largement positive sur les effets de la loi, mais elle m’a fait prendre conscience des arrière-pensées politiques à l’origine du processus qui a abouti à cette loi. Je pense d’ailleurs que la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, elle aussi nécessaire, n’est pas non plus la meilleure loi qui pouvait être faite sur le sujet. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’étude d’impact du projet de loi, et en particulier son « Étude des motifs », au § II Étude des options (p. 20 à 22 de la 3e partie du document) pour voir que l’argumentation est déplorable : je soupçonne fortement François Hollande d’avoir choisi la forme de cette loi pour se marquer à gauche dans le domaine sociétal et chercher ainsi à faire oublier, en recherchant le clivage, les orientations sociales-libérales de sa politique économique et sociale. Malheureusement, la réalité a dépassé ses espérances, et le mouvement d’opposition a fortement contribué à la montée en puissance d’un mouvement d’inspiration intégriste, et en particulier intégriste catholique, et au développement de paroles et d’actes homophobes. Dans les deux cas, la forme d’une loi nécessaire a, j’en suis persuadé, été choisie pour des raisons de basse politique, au mépris de la recherche de la meilleure solution.

La réflexion de G. Kepel sur la loi de 2004 m’a donc conforté dans l’idée que c’était loin d’être la meilleure loi possible. En ne portant que sur les signes religieux dans l’enseignement élémentaire et secondaire, d’une part elle limite fortement, on l’a vu, le périmètre retenu par la commission Stasi, et d’autre part elle focalise l’attention sur le religieux alors que l’essentiel, à mon avis, est l’obligation d’assister à tous les cours, le respect de la liberté de conscience, celui de la mixité, celui des programmes – par exemple en ce qui concerne les sciences de la vie et de la terre ou les œuvres à étudier… Le port d’un hijab, d’une kippa ou d’une croix pectorale en classe ne me dérangerait pas beaucoup, à condition que l’élève qui le porte l’enlève pour les séances de sport et de piscine, accepte la mixité dans les activités scolaires et périscolaires, n’ait pas le droit de contester un cours sur la théorie de l’évolution ou sur Voltaire et respecte les convictions philosophiques de ses condisciples, avec une sanction lourde s’il ne respectait pas ces règles. Et j’aurais préféré que la loi reprenne toutes les propositions de la commission Stasi, parmi lesquelles, dans le désordre :

rendre possible l’accès à l’école publique dans toutes les communes ; prévoir dans la loi sur l’enseignement supérieur la possibilité d’adopter un règlement intérieur rappelant aux étudiants les règles liées au fonctionnement du service public ; insérer dans le code du travail un article pour que les entreprises puissent intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires et au port de signes religieux pour des impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou à la paix sociale interne ; prévoir que les usagers des services publics doivent se conformer aux exigences de fonctionnement du service public ; affirmer le strict respect du principe de neutralité par tous les agents publics ; inclure l’obligation de neutralité des personnels dans les contrats conclus avec les entreprises délégataires de service public et avec celles concourant au service public ; encourager la destruction des ghettos urbains par le remodelage des villes ; [mais aussi] assurer un enseignement complet de notre histoire en y intégrant l’esclavage, la colonisation, la décolonisation et l’immigration ; préciser que les agents publics ne peuvent être récusés en raison de leur sexe, race, religion ou pensée ; prévoir des mets de substitution dans les cantines publiques [cela ne signifie pas des aliments kascher ou halal, mais seulement des menus sans viande : poisson…] ; faire des fêtes religieuses de Kippour et de l’Aïd-El-Kebir des jours fériés dans toutes les écoles de la République.

Du fait du caractère extrêmement limité de la loi, on est contraint de remettre périodiquement l’ouvrage sur le métier législatif : voir par exemple la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, portant, comme la loi de 2004 sur un sujet restreint, donc maladroite et provocatrice, ou la proposition de loi visant à étendre l’obligation de neutralité à certaines personnes ou structures privées accueillant des mineurs et à assurer le respect du principe de laïcité, présentée par Françoise Laborde, membre du groupe RDSE du Sénat, et voté en première lecture par le Sénat le 17-01-2012, malheureusement resté sans suite du fait de la position attentiste du parti socialiste. Et, du fait de cette démarche pointilliste, on se retrouve, en 2013, avec l’interminable cirque judiciaire de la crèche Baby Loup, ou avec la polémique sur le projet d’avis du haut conseil à l’intégration (HCI) intitulé Expression religieuse et laïcité dans les établissements publics de l’enseignement supérieur en France qui a fuité dans la presse au mois d’août 2013.

Ce projet d’avis fait douze recommandations destinées « à mettre en avant des moyens permettant de concilier liberté d’expression, neutralité du service public et principe de laïcité afin d’anticiper er de rendre cohérentes les réponses apportées ». Les bien-pensants de tout poil, islamo-gauchistes ou intégristes de différentes religions, n’en ont retenu qu’une, celle qu’une « mesure législative établisse que dans les salles de cours, lieux et situations d’enseignement et de recherche des établissements publics d’enseignement supérieur, les signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse soient interdits ».

Cette fois encore, un ensemble cohérent est réduit à une composante. On pourrait discuter du bien-fondé de l’interdiction du hijab dans l’enseignement élémentaire, secondaire ou supérieur. Il faut quand même se souvenir que, pour les deux premiers, la loi de 2004 a, j’insiste, mis fin à un flou artistique insupportable dans la réglementation et la jurisprudence, et à de multiples contentieux, et a beaucoup apaisé les tensions sur ce sujet dans de nombreuses classes et dans la société. Mais réduire un ensemble de mesures dont certaines sont destinées à donner plus de place dans l’espace public à l’expression modérée et tolérante de convictions philosophiques et religieuses – (re)lisez le rapport de la commission Stasi et le projet d’avis du HCI et dites-moi en face que ce n’est pas vrai – à une mesure qui, si elle est la seule retenue, peut éventuellement être considérée comme discriminatoire ou même liberticide, c’est de la mauvaise foi.

Si on ne se laissait pas piéger par ces manipulateurs qui montent en épingle un point pour empêcher qu’on parle des autres, il serait certainement possible d’arriver à un large consensus, par exemple sur les points suivants, issus, sauf les deux derniers, du rapport Stasi ou du projet d’avis du HCI. Il faudrait pour cela partir de principes généraux républicains et en tirer les conclusions évidentes, au lieu, comme l’avaient fait J. Chirac en 2004 ou N. Sarkozy en 2010, de produire une loi mettant en avant le seul aspect religieux d’un problème beaucoup plus général.

  • Les dispositions réglementaires sur les photos d’identité officielles, qui doivent être prises tête nue, doivent être applicables à tous les documents officiels, en particulier les cartes d’étudiant. Il ne s’agit pas d’une mesure antimusulmane – c’est d’ailleurs pour qu’une religieuse catholique puisse avoir sa photo en cornette sur sa carte d’identité que Bernadette Chirac était intervenue, ce qui avait fait un effet certain dans la presse [3] – mais d’une mesure de bon sens.
  • Les examens doivent se passer avec les oreilles découvertes (il s’agit de garantir que le candidat n’utilise pas de moyens de communications interdits).
  • Il n’est pas possible de refuser un cours sous prétexte que le contenu ne vous plaît pas, on de refuser de participer à un groupe mixte.
  • Il est interdit d’entrer dans une banque avec un casque de moto, il n’y a aucune raison que ce soit autorisé avec une burqa. Ou sinon, je crée de ce pas l’ÉZGDB (Église des zélateurs du Gros Dieu Biker) et j’exige, au nom de ma (toute récente) foi religieuse, la levée immédiate de cet interdit liberticide. De même, tout contrôle d’identité justifié suppose que la personne soit reconnaissable : le hijab est alors tout à fait acceptable, mais pas la burqa. C’est vrai pour un contrôle par la police ou la gendarmerie, mais aussi dans tout lieu privé où le règlement intérieur impose un tel contrôle. On peut aussi rappeler que le règlement des piscines publiques exclut certaines tenues pour des raisons d’hygiène : cela doit évidemment primer sur toute considération religieuse.
  • On ne peut bénéficier des services d’urgence de l’hôpital public si on exige le droit de choisir son médecin ou son infirmier en fonction par exemple de son sexe, de sa religion supposée ou de sa couleur de peau. En revanche, le libre choix du médecin hors cas d’urgence reste un droit, mais peut avoir des conséquences qu’il faut accepter, par exemple un impact sur les délais d’obtention d’un rendez-vous.
  • Il faut introduire dans le code du travail un article pour que les entreprises puissent intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires et au port de signes religieux pour des impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou à la paix sociale interne.
  • Un maire doit appliquer la loi, par exemple accepter de marier un couple homosexuel ou déléguer à un membre du conseil municipal (c’est légal), ou démissionner, sinon il sera suspendu puis révoqué.
  • Un président de l’Assemblée nationale doit respecter la loi, même si cela lui impose de transiger sur ses valeurs. Pour lui, la solution est d’ailleurs simple : si une loi ne lui convient pas, il a sans doute les moyens de la faire modifier…

Je l’ai dit plus haut, je ne suis toujours pas persuadé que l’interdiction du voile à l’école était nécessaire, en tout cas qu’une loi sur cette seule mesure était la meilleure chose à faire. Mais (re)lisez le rapport Stasi et le projet d’avis du HCI, et essayez de me persuader que la mise en œuvre de l’ensemble des propositions de l’un ou de l’autre, même s’ils ne sont pas d’accord sur tout, ne faciliterait pas l’exercice de la liberté de conscience, n’accroîtrait pas la liberté d’expression des convictions philosophiques et religieuses sous la réserve du respect de l’autre, ne diminuerait pas les discriminations et ne contribuerait pas à la paix sociale : bon courage !

© Serge Ruscram, 10-11-2013
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog.

Version pdf de l’article


[1] Ici comme dans la suite, c’est moi qui souligne.

[2] Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Gallimard, 2012. La citation provient des p. 264 et 265.

[3] Voir Le Canard enchaîné du 07-03-2003.

2 commentaires sur “Laïcité : hijab, burqa et liberté de conscience

  1. Article très intéressant !
    Traitez les sujets de manière pointilliste, par petit bout bout de loi, est en effet peu satisfaisant.
    Sur le mariage pour tous, vous oubliez que, à la différence de Chirac en 2004 et de Sarkozy en 2010 qui ont fait chacun une loi à arrière pensée de basse politique comme vous dîtes, pour le mariage pour tous la loi était une promesse du candidat; et une promesse récente;
    la différence est énorme et tout mettre pour ces trois lois dans le même sac ne me paraît pas très convenable.

    FB

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    1. Votre approbation me fait plaisir.
      Je voudrais seulement préciser ma pensée sur le mariage pour tous. C’était en effet une promesse ; je considère d’autre part que c’était nécessaire, et je pense que cela pouvait faire l’objet d’un consensus assez large. Ma critique porte seulement sur la façon dont la loi a été élaborée : je le répète, l’ambiguïté (pour ne pas dire plus) de l’exposé des motifs (voir hyperlien dans l’article) montre que la stratégie n’était pas de chercher ce consensus aussi large que possible. A mon avis, il était de se marquer à gauche sur un sujet « sociétal », moins coûteux que les sujets économiques et sociaux, au risque de cliver. C’est pour cela que je pense qu’il y avait, derrière la volonté de tenir une promesse, un calcul de politique politicienne.
      Et,pour le clivage, c’est dramatiquement réussi.

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