Note de lecture : « Que s’est-il passé ? L’islam, l’Occident et la modernité », Bernard Lewis

Que s’est-il passé ? L’islam, l’Occident et la modernité, Bernard Lewis, Gallimard. Le débat, 2002

1      Résumé

Du VIIe au XVIIe siècle, les civilisations islamiques sont dominantes vis-à-vis des civilisations chrétiennes à la fois militairement, scientifiquement et culturellement ; elles sont aussi plus tolérantes vis-à-vis des autres religions (en tout cas celles du Livre) que ne l’est à l’époque la civilisation chrétienne. Cette tolérance, qui ne va pas jusqu’à l’égalité des droits mais se limite à l’octroi d’un statut, se traduit par des flux migratoires dans le sens Ouest è Est (Juifs venant d’Espagne, et surtout Grecs).

A l’inverse, l’Occident est hostile à l’installation permanente de commerçants musulmans en Europe. Il a vis-à-vis de l’islam, qui règne sur la Terre sainte, s’affirme comme détenteur d’une version plus achevée de la parole révélée que les Testaments et est un agresseur direct, beaucoup plus de réticences que vis-à-vis de la civilisation chinoise ou de la civilisation indienne.

1.1    Les leçons du champ de bataille

Le cœur de ces civilisations est au Proche et au Moyen-Orient, avec un pôle arabe (avec un rôle important de l’Égypte), un pôle iranien et un pôle ottoman. Elles étendent leur domination sur l’Afrique du Nord et la péninsule ibérique, sur l’Orient plus lointain et vers le Nord (Russie et Autriche).

La fin du XVIIe siècle voit, après des siècles de lutte contre les civilisations occidentales (en Espagne, dans l’Océan Indien, en Russie, jusqu’aux murs de Vienne…), les premières défaites lourdes de l’Empire ottoman. Cela traduit une inversion des rapports de force militaires, qui basculent définitivement (ou en tout cas jusqu’à nos jours) en faveur de l’Occident, et dans un premier temps de la seule Europe chrétienne. La campagne d’Egypte, en 1793, marquera une première prise de conscience, et la domination croissante, au XIXe et au début du XXe siècle, de la Russie sur des territoires musulmans aboutira à la prise de conscience complète de cette évolution. À l’opposé des réactions habituelles en cas de défaite (Qui nous a fait ça ?, qui traduit une recherche de bouc émissaire), l’Empire ottoman se pose la question : En quoi nous sommes-nous trompés ?, qui correspond à une vieille tradition d’examen de conscience.

Cela aboutit dans un premier temps, au XVIIIe siècle, à la volonté d’acquérir les technologies militaires, désormais supérieures, de l’Occident. Cela se fait par l’utilisation d’expatriés (commerçants, diplomates, qui venaient depuis longtemps en Orient…) puis de « renégats », parfois persécutés en Occident pour des raisons religieuses, parfois convertis, et enfin d’experts ; à l’inverse, des musulmans (diplomates, observateurs de la chose militaire…) commencent à aller davantage et séjourner plus longuement en Occident et à rédiger des rapports. L’influence des Juifs et surtout des Grecs se développe, et il existe une convergence d’intérêts entre orthodoxes et ottomans plus qu’entre orthodoxes et catholiques. L’influence européenne dominante reste française, dans un contexte complexifié par la Révolution puis les fluctuations de la politique napoléonienne.

1.2    En quête de richesse et de puissance

Longtemps, il y eut des réticences des deux côtés à l’installation en Occident de commerçants musulmans : du côté des occidentaux, par inquiétude devant la domination militaire musulmane, du côté des musulmans pour des raisons religieuses. Les musulmans restent très réticents vis-à-vis de la culture, de l’histoire et des langues occidentales, y compris après la découverte de l’Amérique (à l’exception de la géographie, puis de la science militaire et de ses outils mathématiques, ainsi que de la médecine, pour des raisons utilitaires : longtemps, la science médicale de l’époque d’Avicenne fut considérée comme achevée et parfaite ; l’arrivée de la syphilis et des traités occidentaux sur cette maladie conduisit à la remise ne cause de cette certitude). Mais à partir de la première moitié du XIXe siècle, la présence de musulmans en Occident, d’abord de diplomates puis également d’étudiants et d’apprenants, se développe rapidement : c’est une ouverture très novatrice dans le mode musulman, qui se désintéressait jusque là du monde des infidèles. La prise de conscience d’un intérêt dans la civilisation occidentale date de la Révolution française. L’Empire ottoman devient demandeur d’une ouverture à l’Occident.

La vision des musulmans est que l’Ancien et le Nouveau Testament reposent sur des révélations authentiques, mais incomplètes et corrompues : la révélation parfaite et définitive est celle du Coran. Pour les occidentaux, l’islam, par rapport à la civilisation indienne ou à la civilisation chinoise, est à la fois plus proche en ce qui concerne les sources et plus menaçant parce qu’il conteste directement la valeur de leur Livre et qu’il a mené des conquêtes militaires au cœur de l’Occident. Les langues enseignées à l’université incluent l’arabe et le persan, mais pas le turc, qui ne présente pas le caractère noble de langue ancienne des deux autres langues. De plus, les occidentaux ont de nombreux relais sur place avec les chrétiens orientaux (et les Juifs au Maghreb), alors que l’islam est interdit en Occident depuis 1492.

Se pose alors la question d’expliquer la puissance de l’Occident. La première réaction est de chercher le salut dans un retour aux sources de la religion, mais c’est contradictoire avec la reconnaissance de la force de la science occidentale, qui repose sur une autre vision du monde. Il y eut une tendance à mettre l’accent sur les seuls facteurs économiques et politiques, d’où l’attrait de la Révolution française.

Mais les quelques tentatives pour développer une activité industrielle avortèrent, et le Moyen-Orient est actuellement encore très peu industrialisé.

Le fonctionnement administratif de l’Occident est reconnu comme reposant sur la reconnaissance de la compétence et du mérite, et pas sur le parrainage et le favoritisme ; le patriotisme (centripète) et le nationalisme (centrifuge) ont aussi une influence forte. Le niveau d’instruction, l’ouverture à la différence, l’appui de l’Occident et l’existence de relais à l’étranger favorisent un rééquilibrage des chrétiens et à un moindre degré des juifs par rapport aux musulmans. L’existence d’interdictions professionnelles obère la prise du pouvoir économiques par les musulmans.

Le développement de l’impression et de la traduction en arabe, turc et persan à partir des années 1830, et en particulier de la presse, puis le développement des moyens de transport modernes favorisent une ouverture croissante. L’introduction de la profession d’avocat est révélatrice d’une mise en cause de la doctrine selon la quelle le seul droit est d’essence religieuse, et pratiqué par des clercs.

Mais ce mouvement de réformes et de modernisation s’accompagne d’un renforcement du pouvoir central au détriment des corps intermédiaires et d’un accroissement de l’autoritarisme (cet effet du développement des moyens de communication est cependant désormais inversé avec le développement des NTIC, les nouvelles technologies de l’informatique et de la communication). Cela développe l’intérêt pour des notions occidentales comme celle de démocratie. Mais les concepts de base ne sont pas comparables : pour les musulmans, liberté s’oppose à esclavage ; la justice est liée à la légitimité du souverain et à son respect de normes religieuses et morales reconnues ; un pouvoir consultatif est celui qui prend conseil auprès de son entourage.

La conception occidentale de la liberté (au sens politique) et de la consultation plus large marque des points, avec l’idée que la puissance scientifique et économique s’explique par leur place en Occident. Le sens de liberté évolue vers celui d’indépendance (évolution qui sera remise en cause dans la seconde moitié du XXe siècle). Une divergence se développe entre autocrates, parfois un peu éclairés, et couches éduquées « modernistes » (voir l’exemple des Jeunes Turcs). L’idée que la démocratie est plus efficace que l’absolutisme se renforce avec la victoire du Japon sur la Russie en 1905, première victoire d’une puissance orientale sur l’Occident. En 1920, la supériorité de l’Occident sur l’islam paraît absolue. Mais la colonisation remet en cause l’idée que la démocratie met réellement en œuvre partout les valeurs qu’elle proclame. Cela met en évidence la précarité de cette supériorité.

Les mouvements de révolte qui se développent s’appuient souvent plus sur les idées communistes ou même fascistes que sur l’islam. Il en reste des traces avec le poids de l’État dans l’économie, qui a pour corollaire la corruption [1].

En conclusion : les institutions sont sources de progrès et d’efficacité, mais elles n’expliquent pas à elles seules le différentiel de performance.

1.3    Barrières sociales et culturelles

Trois différences culturelles marquantes entre l’Occident et l’Orient : la place des femmes, l’importance accordée aux sciences et la place de la musique.

Sont discriminés en pays musulman les femmes, les infidèles et les esclaves, mais la seule catégorie qui ne peut échapper à cette discrimination est celle des femmes. De plus, la pression de l’Occident pour une libéralisation a toujours beaucoup plus porté sur la situation des esclaves que sur celle des femmes. On peut d’ailleurs dire que la situation économique des femmes était, avant les évolutions juridiques modernes, meilleure en Orient qu’en Occident. Les faibles évolutions du statut des femmes, souvent plus importantes dans des régimes totalitaires, sont venues de facteurs internes, est sont fréquemment remises en causes par des réactions fondamentalistes [2].

Il faut distinguer l’occidentalisation, qui suppose désormais l’émancipation des femmes, de la modernisation (voir l’évolution de l’habillement masculin et le conservatisme pour l’habillement féminin).

Au cours du XIXe siècle, les courants de pensée occidentaux marquant la différence entre science et religion éveillent un écho croissant en Orient. Mais l’appropriation de la science reste extrêmement lente, contrairement à ce qui se passait au Moyen Âge [3].

1.4    Modernisation et égalité sociale

A l’exception du traitement des femmes, des infidèles et des esclaves, l’islam est relativement égalitaire. Même la femme, l’infidèle et l’esclave étaient souvent mieux traités qu’ils ne l’étaient en Occident. L’accroissement des inégalités s’est toujours produit en dépit de l’islam.

L’émancipation des esclaves blancs (des marches de Russie) vint de tendances internes, alors que celle des noirs fut obtenue d’abord sous une pression occidentale, mais avec des relais internes (il est difficile d’êtres sûr qu’un noir n’est pas musulman…). Celle des infidèles fut obtenue uniquement par la pression occidentale.

1.5    Laïcité et société civile

La laïcité est une idée profondément chrétienne, liée au fait que les premiers chrétiens étaient dans un pays occupé, puis qu’ils ont été persécutés, alors que les religions antérieures étaient toutes intimement liées au pouvoir (quelquefois après une phase de montée ne puissance : les juifs ont été esclaves en Égypte, puis conquis par les Romains ; le zoroastrisme était une religion d’opposition qui s’est emparée de l’État ; le bouddhisme a évolué vers une religion à prétention universaliste, il y avait des minorités religieuses persécutées à Rome…). Dans la Rome paléochrétienne, César était un dieu ; pour les juifs, Dieu est César. Pendant trois siècles, les premiers chrétiens se sont forgé une institution propre indépendante du pouvoir officiel. Le christianisme est la seule religion qui confonde le lieu de culte, l’église, avec l’institution, l’Église.

Après l’instauration du christianisme comme religion d’Etat, au début du IVe siècle, l’église romaine accède au pouvoir séculier et exerce sa domination sur les autres églises chrétiennes plus que l’islam ne le fait. Mais il demeure une séparation, une dualité entre Église et pouvoir temporel ou État, avec des relations souvent conflictuelles, entre sacré et profane, entre spirituel et temporel, entre religieux et séculier, entre ecclésiastique et laïc. Dans presque tous les pays chrétiens, une Église et un État continuent d’exister côte à côte.

A l’inverse, Mahomet a créé une religion indissociable d’un pouvoir d’État, avec une stratégie d’expansion impérialiste. Néanmoins, des tendances récurrentes vers le recentrage de l’islam sur des objectifs strictement religieux existent ; elles se manifestent en particulier dans les TROIS premières guerres civiles islamiques. Il existe aussi des tendances, moins fortes, à soumettre la religion à la domination de l’État. S’il existe des clercs (guides, théologiens plus que prêtres), il n’existe pas de laïcat. Aucune activité, aucun aspect de l’être, n’échappent à l’emprise de la religion et de la loi divine. Il n’existe pas de droit civil ou public : le droit est religieux. Il n’existe pas d’orthodoxie, au sens d’une doctrine déclarée vraie par une autorité ecclésiastique constituée : il peut exister une orthopraxie et des pratiques déviantes. La division entre sunnisme et chiisme n’est pas née de divergences doctrinales, mais d’une lutte historique pour la direction politique de la communauté.

Les juifs furent persécutés avant d’entrer en Terre promise, et Moïse n’y fut pas admis ; le Christ fut martyrisé et les chrétiens furent persécutés. Au contraire, Mahomet vainquit ses ennemis et triompha dans le mode profane, puis devint chef suprême ; ses décisions et ses actes sont formalisés dans le Coran et la Tradition. Contrairement aux Barbares christianisés, les Arabes imposèrent aux pays conquis leurs Écritures, leur langue, leur État et sa loi divine. État et Église sont confondus, Dieu est le chef de l’un et de l’autre, le Prophète est son représentant sur terre. A sa mort, sa mission spirituelle prit fin, mais se successeurs reprirent son rôle de chef religieux, politique et militaire. La loi divine peut être développée et interprétée, elle ne peut être modifiée. Contrairement à ce qui se passe en pays musulman, le césaro-papisme byzantin ou russe est doublé d’une hiérarchie ecclésiastique dépendant d’un patriarche.

Contrairement à l’Occident, où l’État-nation territorial ou ethnique s’est affirmé, la composante religieuse de l’identité a été maintenue et tend actuellement à remonter en puissance (même s’il existe des sentiments d’identité ethnique, culturelle et régionale). Le mot utilisé en arabe, en persan et en turc pour dire nation est le mot désignant la communauté religieuse de l’islam (et non pas des mots à signification ethnique ou territoriale).

L’intérêt de la laïcité s’est (très progressivement !) imposé aux chrétiens comme la seule possibilité pour aboutir à une coexistence, et pour échapper aux violences de siècles de persécutions et guerres de religions. L’histoire de l’islam est beaucoup moins violente que celle du christianisme [4]. Pour les musulmans, le premier contact avec la laïcité se fit à travers la Révolution française, et cela fut perçu longtemps comme un affranchissement positif du christianisme. Cela donna à certains musulmans l’espoir que c’était la prise d’indépendance par rapport aux idées chrétiennes qui permettait l’avènement de la science et du progrès. Le danger pour l’islam des idées laïques ne fut perçu que relativement récemment. Les laïcs turcs ont utilisé le mot laik pour occulter le caractère antireligieux du concept. Ce même mot est utilisé en persan. En arabe, le concept était utilisé par les arabophones non musulmans [5] : alamani, c. à d. mondain, de ce monde, par opposition à religieux, ensuite opposé à ruhani, dérivé du mot esprit ; alamani a ensuit été revocalisé en ilmani, dérivé du mot science, qui est utilisé pour opposer la science à la révélation divine. Ce dernier concept est  fortement utilisé par les intégristes pour stigmatiser les idées étrangères souvent marquées par le colonialisme, qu’elles soient d’origine chrétienne, juive ou communiste.

Au milieu du XXe siècle, l’intelligentsia occidentalisée est momentanément parvenue à donner une réalité aux notions de peuple et de nation, avec la création d’États qui pouvaient devenir laïques (avec une « religion communiste » dans les républiques à majorité musulmane d’URSS). Seule la Turquie et le Liban ont supprimé toute référence à la religion dans leur constitution [6] et aboli la charia, et quelques pays ont limité la place de la charia au code de la famille ou/et ont en partie séparé État et religion. Ces évolutions sont fortement contestées par les islamistes. Certains nationalistes laïques accusent les fondamentalistes de diviser la nation arabe en dressant les musulmans contre les chrétiens, mais ils se voient reprocher de dresser les ethnies les unes contre les autres (Turcs, Iraniens, Arabes…).

La première cible des islamistes reste les réformateurs locaux, qui cherchent à laïciser l’éducation et la justice, avant les juifs, les sionistes, les chrétiens, les impérialistes ou les communistes.

Le concept de clergé est étranger à la tradition musulmane et juive, mais il fait désormais partie de la réalité musulmane et juive : c’est le résultat d’une longue évolution qui trouve son origine dans la hiérarchie ecclésiastique ottomane, qui avait une organisation territorialisée de type chrétien. C’est le phénomène des grands muftis (dans les pays issus de l’empire ottoman) et des ayatollahs, d’origine relativement récente, qui « christianisent » l’Iran au moins sur le plan institutionnel et introduisent en pays d’islam une sorte d’inquisition qui n’y existait pas.

Le concept de société civile recouvre plusieurs sens.

  1. Civil s’oppose d’abord à militaire. L’islam n’avait initialement pas de militaires professionnels. Après une période de militarisation, de la fin du Moyen Âge au XIXe siècle, des régimes civils, plus ou moins constitutionnels et inspirés de l’Occident, apparurent puis s’effondrèrent à partir de 1950 pour redonner une place importante à l’armée (moindre par exemple en Arabie saoudite, en Égypte et en Turquie). Les perspectives actuelles semblent relativement bonnes.
  2. Civil s’oppose ensuite à politique. Le terme société civile désigne la partie de la société intermédiaire entre la famille et l’État. Les organismes caritatifs confessionnels (du type waqf) y jouent un rôle important (ce qui limite le sens du mot civil : voir point 3 ci-après). La volonté des autocrates, au XIXe siècle, de placer les waqf sous contrôle de l’État, a contribué à restreindre le champ d’action de la société civile. Le contrôle public sur la culture et les médias est fort, mais remis en cause par les NTIC. En l’absence de la notion de personne morale dans le droit musulman, les relais sont multiples : parenté, confrérie, métier, résidence…
  3. Civil s’oppose enfin à religieux, mais cette acception est d’origine occidentale. La reconnaissance de droits à des minorités religieuses et à des non-chrétiens en Europe fut d’abord le fait des Pays Bas, puis de l’Angleterre et de ses colonies américaines, puis de la Révolution américaine et de la Révolution française. Désormais, à peu près tous les pays occidentaux reconnaissent, constitutionnellement (pour la France et les USA) ou non, la séparation de la religion et de l’État. En terre d’islam, l’idée de cette séparation, antérieurement totalement absente [7], n’apparaît que beaucoup plus tard, et toujours sous l’influence ou la pression de l’Europe ou de musulmans de retour d’Europe ; elle n’aboutit pas complètement et régresse actuellement. Il faut noter que, si l’islam a un caractère théocratique au sens idéologique, il n’en a pas au sens politique : il n’y existe pas de pouvoir d’un clergé, le détenteur du pouvoir n’est ni un juriste ni un théologien mais un guerrier et/ou un politique. Aujourd’hui, le meilleur espoir d’une coexistence honnête fondée sur le respect mutuel repose sans doute sur le développement de la société civile.

La laïcité a longtemps été une réponse du monde occidental à une question de civilisation purement chrétienne. La situation du Moyen-Orient contemporain, musulman et juif (ne serait-ce que sur le cas d’Israël) fait penser que ses civilisations ont contracté un mal chrétien et devraient envisager un remède de même nature.

1.6    Temps, espace et modernité

L’horloge mécanique est inventée en occident au début XIVe siècle, mais l’intérêt pour les montres et horloges ne se développe que plus tardivement au Moyen-Orient, à partir du XVIe siècle. Ensuite, on arrive progressivement à des importations importantes de montres, comme d’ailleurs des importations d’armes.

Cela révèle un rapport différent au temps [8], et plus largement le rapport à l’espace est lui aussi différent. La coordination chronologique est beaucoup mieux intégrée dans la culture occidentale, avec la polyphonie, les sports collectifs, mais aussi des formes artistiques comme le roman ou le théâtre et une forme politique comme la démocratie [9]. Elle devient essentielle dans le fonctionnement social, par exemple avec les transports collectifs et leurs horaires.

1.7    Divers aspects du changement culturel

Il faut distinguer occidentalisation (par exemple, l’introduction de la musique occidentale en est une manifestation) et modernisation.

L’influence des arts et coutumes occidentaux est très différenciée : elle reste très faible pour la musique (alors que l’Extrême Orient y est ouvert), elle est par exemple plus forte pour la peinture, avec l’introduction du portrait, qui intéresse par son aspect réaliste, novateur par rapport à la stylisation et au formalisme des miniatures orientales. Il y a aussi une occidentalisation du costume pour les hommes (mais pas pour les femmes), avec un intérêt particulier pour les chaussures et les chapeaux.

Le véhicule le plus important de la pénétration d’une culture est la langue. Il y eut deux vagues de traduction d’ouvrages européens :

  1. au Moyen Âge, des textes utilitaires (médecine, astronomie, chimie, physique, mathématiques, et aussi philosophie, jugée à l’époque utilitaire), mais jamais littéraires, furent traduits du grec et du persan en arabe : il y avait un rejet culturel absolu de la culture des infidèles ; du XVIe au XVIIIe siècle, des textes utilitaires (géographiques, militaires, historiques, mais plus philosophiques : les productions récentes des infidèles n’intéressaient pas les Ottomans) furent cette fois traduits en turc ;
  2. au XIXe siècle, il y eut une nouvelle vague de traduction en turc (pour l’Empire ottoman et l’Egypte), puis en arabe (pour l’Egypte et la Syrie) et enfin en persan : des textes militaires et historiques furent traduits en turc, des textes médicaux, vétérinaires, d’agriculture furent traduits surtout en arabe [10] ; mais des textes littéraires furent également progressivement introduits, en commençant par des pièces de théâtre (reprenant une tradition introduite à la fin du XVIe siècle par les immigrants juifs espagnols, et développée par les Tsiganes, les Grecs et les Arméniens, et transposée en Perse dans la ta’ziye, sorte de « mystère de la passion » chiite).

Le peu d’intérêt des musulmans pour les langues d’Occident fut un frein majeur à la traduction et à la diffusion des œuvres occidentales. Le développement d’une imprimerie locale fut une innovation culturelle décisive. L’imprimerie fut introduite par les Juifs, les Grecs et les Arméniens, avec dans un premier temps interdiction d’imprimer en caractères arabes. À partir du XVIIIe siècle, une imprimerie autochtone en caractères arabes commence à se développer dans l’Empire ottoman ; le développement en Iran fut plus tardif, à partir du XIXe siècle.

L’influence culturelle majeure de l’Occident passe désormais par l’écrit, plus que par l’art graphique et beaucoup plus que par la musique.

B. Lewis note des contrastes forts entre l’acceptation de l’influence occidentale dans la littérature ou les arts plastiques et le rejet de la musique, entre le culte proclamé de la liberté et l’absence de son exercice, entre l’existence d’élections et l’absence de pluralisme ;

L’Europe médiévale a trouvé sa religion au Moyen-Orient, le Moyen-Orient moderne a trouvé ses institutions politiques en Europe. Et de même que certains Européens ont réussi à créer un christianisme sans miséricorde, de même certains Moyen-Orientaux ont créé une démocratie sans liberté.

1.8    Conclusion

Au XXe siècle, le Moyen-Orient et le monde musulman ont pris conscience du retard qu’ils ont pris et continuent de prendre par rapport à l’Occident. Les réformateurs s’étaient concentrés sur trois domaines : militaire, économique, politique. Les résultats sont décevants. Le Moyen-Orient ne vit que grâce à la rente pétrolière, qui est vouée à décroître fortement.

Quelles réponses ont été apportées à la question Qui nous a fait ça ?

  • Les invasions mongoles du XIIIe siècle ont été citées, mais la région était déjà mortellement affaiblie à cette époque. Les antagonismes entre Turcs, Arabes et Persans ont été évoquées.
  • Pour la période ultérieure, on a mis en cause l’impérialisme anglais et français. Mais la détérioration était antérieure et s’est poursuivie dans la seconde moitié du XXe siècle. On a alors parlé de l’impérialisme américain. Mais il s’agit plutôt de conséquences d’une faiblesse que d’une cause. Le différentiel de développement des différentes anciennes colonies anglaises est sur ce point révélateur : voir Hong-Kong, l’Inde, le Pakistan, Aden…
  • Les Juifs ont aussi été incriminés : accuser leur ruse et leur perfidie pouvait consoler des défaites de 1948, devant des forces restreintes, et de 1967. L’antisémitisme arabe a été introduit par l’Occident, alors que les Juifs étaient, jusqu’au XVIIIe siècle, bien mieux traités en pays musulman qu’en Occident. B. Lewis considère que l’histoire d’Israël est bien trop courte pour qu’il existe une culture politique et sociétale spécifiquement juive, dans un pays constitué d’immigrants d’Europe et d’Amérique mais aussi du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, dont la culture est celle de groupes intégrés pendant plus de quatorze siècles : il y a selon lui en Israël collision d’une tradition judéo-chrétienne et d’une tradition judéo-islamique, et on peut y voir un heurt entre chrétienté et islam. Pour lui, la survie d’Israël dépendra de sa capacité à mettre en valeur son avantage qualitatif largement hérité de l’Occident.
  • Le différentiel de développement viendrait-il non pas d’un déclin du monde musulman mais d’une énorme accélération de l’Occident (découverte du Nouveau Monde, progrès des sciences et des techniques…) ? Mais la question est de savoir pourquoi ces découvertes se sont faites à l’initiative de l’Occident, pourtant alors moins riche, moins développé et moins éclairé.
  • Le « coupable » serait-il interne ? L’islam est-il un bon candidat ? La grandeur de la civilisation musulmane jusqu’au milieu du deuxième millénaire tend à prouver que non, alors même qu’il était plus proche de ses sources.
  • Des causes simplistes sont également invoquées : diminution des ressources en métaux précieux, consanguinité, désertification due aux chèvres, faible utilisation de la roue. Il s’agit sans doute plus de symptômes que de causes : par exemple, le faible usage de la roue est sans doute dû au risque de confiscation des véhicules, lié à un pouvoir mal borné des autorités.
  • Des solutions qui ont un temps été envisagées, le socialisme et le nationalisme, ont été abandonnées : l’une a échoué, l’autre n’a pu être mise en œuvre de façon satisfaisante au Moyen-Orient.

La question peut donc être reformulée : « Qu’est-ce que les musulmans ont fait à l’islam ? » Les intégristes considèrent que c’est l’abandon des valeurs fondamentales de l’islam qui explique ce décrochage ; les réformistes considèrent au contraire que c’est la sclérose de ces valeurs et la rigidité du clergé musulman : ils critiquent le fondamentalisme plus que l’islam lui-même. D’autres réformistes considèrent que c’est l’organisation de la société et la place qu’y occupe la religion qui sont responsables : la séparation de l’Église et de l’État et le développement d’une société civile seraient productifs, la place de la femme priverait le monde musulman de l’apport de la moitié de la population et perturberait l’éducation des enfants mâles. En tout état de cause, le succès ou l’échec des laïques et des féministes sera déterminant dans l’évolution du monde islamique.

L’observateur occidental considère que le problème vient de l’absence de liberté : liberté de conscience sans dogmes et sans censure, liberté de l’économie, liberté de la femme, liberté du citoyen. Si le Moyen-Orient continue sur sa voie actuelle, il risque de finir comme un kamikaze dans un suicide collectif, ou d’être victime d’un nouvel impérialisme, de la part d’une puissance ou d’une autre.

Ce n’est qu’en renonçant à leurs griefs et à leur victimisme, en surmontant leurs querelles, en unissant leurs talents, leur énergie et leurs ressources dans un même élan créatif, que ces peuples pourront de nouveau faire du Moyen-Orient ce qu’il était dans l’Antiquité et au Moyen Âge, un haut lieu de civilisation.

2      Commentaires

Une étude historique intéressante.

Rappelons que B. Lewis a une réputation sulfureuse : il a en particulier contesté la réalité du génocide arménien et a inventé le concept de choc des civilisations, qui sera développé par son assistant au Conseil de sécurité nationale américain, Samuel Huntington.

Une idée essentielle, que Georges Corm en particulier reprend et développe d’une autre façon : le concept de laïcité est de nature chrétienne. Il faudrait donc voir à quelles conditions il peut devenir ce qu’il n’est pas, une valeur universelle.

La conclusion est décevante : aucune réponse claire à la question du titre, Que s’est-il passé ?, mais une pétition de principe : la situation changera si les musulmans changent et donnent sa pleine place à la liberté. C’est, diraient G. Corm ou E Saïd, très occidentalo-centrique…

© Serge Ruscram (2007)
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog


[1] En Occident, les affaires donnent accès à l’argent, donc au pouvoir ; en Orient, c’est le pouvoir politique qui donne accès à l’argent.

[2] Néanmoins, la polygamie est en forte régression.

[3] Les savants musulmans du Moyen Âge ont par exemple introduit l’expérimentation dans les sciences, et c’est un médecin syrien, Ibn al-Nafis, qui a le premier décrit la petite circulation sanguine au XIIIe siècle, et a été repris par Michel Servet au XVIe siècle, puis par Harvey au XVIIe siècle. On peut dater le blocage de la fin du XVIe siècle, quand le sultan fait raser l’observatoire de Taqi al-Din à Istanbul.

[4] NDLC : cela n’a-t-il pas évolué ? Cf. par ex. les relations entre sunnites et chiites.

[5] Qui écrivaient initialement l’arabe en alphabet syriaque, comme les juifs l’écrivaient en alphabet hébraïque, ce qui freinait la diffusion des concepts manipulés.

[6] Ce n’est pas le cas d’Israël, pays sans constitution écrite mais où la religion tient une place considérable dans la définition de l’identité.

[7] Les païens, idolâtres et athées sont condamnés, mais les chrétiens et les juifs sont tolérés comme pratiquant une version antérieure et dépassée de la révélation. L’apostasie est strictement interdite et réprimée. Il faut aussi noter que l’islam, jusqu’au XVIIIe siècle, est plus tolérant que la chrétienté. La diminution de cette tolérance peut être datée du deuxième siège de Vienne, en 1683. Elle peut être associée à une résistance contre les évolutions promues ou inspirées par l’Occident. Aujourd’hui, même le triomphe d’un islam pur et dur ne signifierait sans doute pas un retour de la tolérance.

[8] Le mot temps se traduite habituellement par dahr, qui signifie passage du temps ou durée. Le mot dahriyya est utilisé par les théologiens musulmans pour désigner le matérialisme.

[9] B. Lewis établit un lien fort entre football et parlementarisme, et remarque avec étonnement que les sports collectifs sont beaucoup plus diffusés que la démocratie…

[10] Cela donne une indication sur la répartition des fonctions entre les élites ottomanes et arabophones.

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