Le PS voulait perdre son électorat : il a réussi

Version pdf de l’article

Rappelons-nous l’essai de Terra nova paru en mai 2012, avant la dernière présidentielle, intitulé Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? [1]. Terra nova est un think tank proche du PS, et plus précisément de l’aile droite du PS, celle qui s’est longtemps incarnée dans DSK, et dont la doctrine paraît avoir pris le pouvoir dans l’exécutif issu des élections de 2012, que je qualifie de social-libéral même s’il s’affirme social-démocrate. On pouvait y lire :

Si la coalition historique de la gauche est en déclin, une nouvelle coalition émerge. Sa sociologie est très différente :

  1. Les diplômés. […]
  2. Les jeunes. […]
  3. Les minorités et les quartiers populaires [mais la suite parle plus de la diversité que des « quartiers populaires » dans leur ensemble…].
  4. Les femmes […].

[…] Contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socioéconomiques [2] cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes

Donc, la stratégie prônée en 2012 par Terra nova repose sur l’idée que la gauche doit désormais s’intéresser prioritairement aux valeurs culturelles, et que les enjeux socio-économiques sont dépassés. Le chômage, le temps partiel contraint, les travailleurs pauvres, les SDF, tout cela n’a désormais plus autant d’intérêt. Seuls les « coalisés » de la gauche « historique » (je soupçonne un peu de mépris dans ces termes, mais sans doute ai-je l’esprit mal tourné) s’y intéressent encore.

Terra nova a quand même la clairvoyance d’identifier quelques risques :

La nouvelle coalition électorale de la gauche présente trois faiblesses structurelles :

  1. Une dynamique démographique limitée. […]
  2. Une coalition électorale en construction. […]
  3. Une abstention élevée. […]

Quelle appréciation peut-on porter sur cette analyse ? Si on souhaite introduire un peu de vraie rationalité dans les sciences politiques, il faut revenir à la caractéristique majeure de la démarche scientifique : on construit une théorie, on fait une prévision et on vérifie la qualité de la théorie par la qualité des prévisions qu’elle fonde. Or les résultats des municipales 2014 montrent que la thèse de Terra nova n’est correcte que sur les faiblesses identifiées :

  • L’abstention s’avère un risque majeur.
  • Quant à la diversité… On se reportera par exemple à l’intéressant livre Passion française. Les voix des cités [3] qui vient de sortir. G. Kepel s’y est intéressé aux candidats aux législatives de 2012 qui étaient « issus de la diversité ». Il a constaté que les électeurs de la diversité, qui ont longtemps voté majoritairement à gauche, en particulier depuis les émeutes de 2005, sont de plus en plus désabusés devant les promesses non tenues des politiques de droite comme de gauche sur la baisse du chômage, l’amélioration des conditions de vie dans les quartiers, etc. Les critères de choix pour leur vote sont de plus en plus orientés vers des revendications de type corporatiste, souvent communautaristes, parfois religieuses, voire intégristes. Ils se tournent vers le candidat qui se déclare prêt à défendre ces revendications, indépendamment de son orientation politique, et votent désormais, selon les caractéristiques et le clientélisme des candidats locaux, aussi bien pour l’extrême droite, la droite ou le centre que pour la gauche de gouvernement ou l’extrême gauche.

Cette thèse, solidement argumentée, est dans le droit fil d’une conviction que G. Kepel avait par exemple déjà exprimée dans Quatre-vingt-treize [4] (voir la note de lecture sur ce blog), livre dans lequel il écrit que le défi majeur de la société française est « la désintégration de la société française – à laquelle ne peut répondre qu’une politique résolue d’intégration (p. 257) ».

Cette coalition souhaitée par Terra nova, et qui constitue manifestement la cible marketing de l’actuel exécutif, n’est donc pas une « nouvelle coalition [qui] émerge », mais plutôt un fantasme en train de tourner au cauchemar. Et on peut craindre que ce cauchemar dure jusqu’aux européennes et bien au-delà.

Être de gauche consiste pourtant à s’occuper d’abord de la situation socioéconomique, en commençant par celle des moins favorisés. Le contexte de la crise économique du modèle occidental ne simplifie pas la tâche, mais il existe de nombreuses pistes réellement de gauche, qu’elles traitent de l’économie, de la fiscalité (voir sur ce blog la note de lecture sur le livre de Thomas Piketty Le capital au XXIe siècle), de l’écologie, de la réorientation de l’Europe… Quand donc la majorité « social-démocrate » actuelle (re)deviendra-t-elle socialiste ?

© Serge Ruscram, 13-04-2014
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog.


[1] Auteurs : Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand, Romain Prudent.

[2] C’est moi qui souligne.

[3] Gilles Kepel, Gallimard, Témoins, 03-04-2014.

[4] Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Gallimard, 2012.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s