une politique de Gribouille
J’ai été, durant 3 ans, militaire d’active : élève-officier, puis officier ; j’ai ensuite été officier de réserve, puis officier de réserve honoraire ; j’ai plus tard, durant 3 ans, travaillé sur la maintenance de l’armée de terre. Je connais donc, mieux que la plupart des civils, le sujet du budget de la défense, qu’on appelle maintenant « les armées ».
Je suis, par mon éducation et mon orientation philosophique, renforcées par mon expérience, antimilitariste (vous voyez, j’ai, comme tout le monde, mes contradictions…). Mais je pense qu’il est indispensable, l’humanité étant ce qu’elle est, d’avoir une armée forte. La décision prise à la fin de la IVe République, puis confirmée et amplifiée par de Gaulle, de faire de la France une puissance nucléaire n’a été remise en cause par aucun président ni aucune majorité ultérieure. Jusqu’à éventuel nouvel ordre, qu’on ne voit pas venir, la France a donc une armée forte, dotée du « feu nucléaire ».
C’est un choix, qui me paraît respectable. Tant qu’il n’est pas remis en cause, il serait souhaitable que cette armée qu’on veut forte soit aussi… opérationnelle. Or, on le soupçonne depuis longtemps, et on en est sûr au moins depuis la première guerre du Golfe, ce qu’on appelle dans l’armée la « disponibilité des matériels complets » [1] est tout simplement pitoyable. Et cela continue, malgré la conscience qu’on tous les officiers et sous-officiers que leur équipement est trop souvent inutilisable, ou au moins gravement inadapté, ce qui fait courir de graves risques aux soldats en opération extérieure.
Cela est dû :
- d’une part, certainement, à une organisation imparfaite : à performances constantes, des économies sont possibles, dans l’armée comme ailleurs ;
- mais d’abord à une schizophrénie congénitale des décideurs, dans l’exécutif et le législatif – ou à leur art de la manipulation.
En effet, tout ingénieur qui construit un équipement, à condition qu’il soit aussi en charge de son entretien (on dit maintenant « sa maintenance », ça fait plus globish, donc plus classe), comme tout économiste qui fait des calculs de rentabilité, sait que pour qu’un investissement soit utilisable de façon pérenne, il faut dépenser, chacune des années suivantes, un budget dit de « maintenance curative », c’est-à-dire permettant seulement de le maintenir en état. Et il sait quels ratios il faut utiliser dans son secteur pour déterminer ce budget. Par exemple, en informatique de gestion, si on investit 100 dans un logiciel l’année n, il faut prévoir environ 20 de maintenance curative l’année n + 1, 15 l’année n + 2 et 10 les années suivantes. Et cela ne prend pas en compte les coûts de renouvellement (qui sont pris en compte par l’amortissement) ni les coûts de « maintenance évolutive » nécessaires pour que l’équipement soit adapté aux évolutions technologiques et autres.
Or, que fait l’armée, ou plutôt que fait, depuis des décennies son chef, dont Macron a bien rappelé que c’était le président de la République, que fait Bercy, qui a une gestion comptable du budget de l’État (je sais, ils sont payés pour ça, mais ce n’est pas une raison pour les laisser faire n’importe quoi), que fait le parlement qui vote le budget ? Ils déterminent et votent des crédits d’investissement pour que l’armée achète des équipements sophistiqués (chars Leclerc, avions Rafales, hélicoptères Tigre…). Ces crédits sont calculés sur la base de programmes à long terme, qui permettent aux industriels de fixer le prix unitaire de l’engin. Or la rigueur, et sa traduction budgétaire la régulation, pratiquées depuis les gouvernements Raymond Barre à la fin des années soixante-dix, font que les programmes à long terme ne sont pas respectés – c’est le « miracle » de l’annualité budgétaire, qui fait que l’État ne s’engage pas au-delà de l’année légale – : le nombre d’engins effectivement achetés est régulièrement inférieur au nombre programmé, donc le prix unitaire augmente : un Rafale coût moins cher s’il fait partie d’un programme de 120 avions sur 10 ans que sur 20 ans. On alimente alors un cercle vicieux : moins on achète, plus l’unité coûte cher.
Bien entendu, le lobby militaro-industriel proteste, alors on fait un petit effort sur les crédits d’investissement, sans revenir pour autant au niveau du programme initial. Mais, en parallèle, on compense par des « économies » sur les crédits de fonctionnement, qu’on rogne au-delà du raisonnable : c’est moins visible et, dans un premier temps, ça paraît indolore. Et les chars, les avions, les hélicoptères, mal entretenus, sont, pour beaucoup d’entre eux, inutilisables. Rien ne vous dit que le canon des chars, les missiles des hélicoptères, le système de vol de nuit des avions qui défilent le 14 juillet sont en état de fonctionner, et que ces engins peuvent être utilisés en opération extérieure. Mais ils sont si beaux au-dessus des Champs… On achète donc des engins dont on sait qu’on ne pourra pas tous les maintenir en état de marche. C’est un énorme gaspillage de fonds publics.
À ce sujet, on écoutera avec intérêt l’interview [2] sur FranceInfo du général Vincent Desportes, le 03-07-2017, qui affirme que les troupes françaises au Mali n’ont pas les moyens de la stratégie qu’on leur assigne – la disponibilité des hélicoptères y est par exemple, dit-il, de moins de 25 % – et accuse fortement l’exécutif précédent – Hollande et Le Drian – d’avoir toujours refusé d’accorder à l’armée les moyens nécessaires
Or le collectif budgétaire préparé par le gouvernement Philippe prévoit une diminution de 850 M€ des crédits de fonctionnement du ministère des armées. C’est le contraire du programme annoncé par Macron pendant la campagne présidentielle : comme pour Hollande, les reniements n’ont pas tardé…
Les armées sont déjà dramatiquement sous-équipées, en cette période où elles interviennent au Sahel, au Moyen Orient, et sur le territoire français avec l’opération Sentinelle. Il semble que, avec les moyens dont elle dispose, l’armée française ne puisse avoir beaucoup plus de 30 000 soldats sur le terrain, et encore dans des conditions de grande vulnérabilité. Le chef d’état-major des armées démissionnaire, le général Pierre de Villiers a-t-il eu tort de s’élever contre cette nouvelle coupe budgétaire, à un moment où la situation est déjà aussi dégradée ? À mes yeux, ç’aurait été une faute grave qu’il ne le fasse pas.
Mais voilà ce qu’en dit Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement, par ailleurs connu pour sa proximité avec Macron, dans son interview[3] au Figaro rendue publique le 21-07-2017 : « C’est son comportement qui a été inacceptable. On n’a jamais vu un chef d’état-major s’exprimer via un blog, ou faire du off avec des journalistes ou interpeler les candidats pendant la présidentielle, comme cela a été le cas. Il s’est comporté en poète revendicatif. On aurait aimé entendre sa vision stratégique et capacitaire plus que ses commentaires budgétaires».
C’est pourtant ce « poète revendicatif », apparemment sans « vision stratégique », coupable d’avoir « interpel[é] les candidats pendant la présidentielle », qui a été reconduit le 1e juillet dernier pour un an au poste de chef d’état-major des armées par… le président de la République, Emmanuel Jupiter Macron lui-même. Cherchez l’erreur : bel exemple d’incohérence entre le jugement exprimé sur ce général et les fonctions qu’on lui confirme. Ou alors, ce qu’on lui reproche, c’est justement de mettre en évidence à quel point le revirement politique de Macron sur le budget des armées est incohérent. De plus, Macron peut difficilement dire qu’il découvre aujourd’hui les dégâts d’une politique budgétaire qu’il a contribué à élaborer quand il était encore ministre de l’économie il y a quelques mois. Et il a déclaré lors du conseil des ministres où a été nommé le successeur de Villiers, selon des propos rapportés par le même Castaner, que ce successeur, le général Lecointre, est « un héros, reconnu comme tel dans l’armée [4] ». S’il ne s’agit pas d’une humiliation supplémentaire visant Villiers…
Si encore cela avait un intérêt, mais, je ne comprends pas l’agressivité de Macron vis-à-vis de Villiers, qui ne peut que profondément choquer l’ensemble des armées, alors qu’on avait cru comprendre que, depuis le début de son mandat, il cherchait à leur manifester un intérêt tout particulier : c’est incompréhensible. Et certains avaient pensé que Macron avait une stratégie très élaborée, au moins pour sa comm’.
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Mais le sujet est plus vaste que le seul budget des armées, et, pour elles comme pour les autres domaines, il n’est pas nouveau. Dans le livre Dialogue social et programme économique (Lulu éd., 2007), j’avais abordé le sujet de la nécessaire mise en cohérence de la politique budgétaire entre investissement et fonctionnement, dans le domaine militaire mais aussi dans celui du transport ferroviaire et de l’énergie.
Pour le ferroviaire, on sait depuis longtemps que l’énorme investissement dans le TGV s’est fait au détriment de l’entretien du reste du réseau ferré, qui se détériorait, « à grande vitesse » lui aussi : on peut par exemple à ce sujet se reporter au cinglant rapport de 2005 du laboratoire d’intermodalité des transports et de planification de l’École polytechnique de Lausanne : Audit sur l’état du réseau ferré national français. Rapport. 7 septembre 2005. V. 1.2 Ce n’est que très récemment, et sans doute l’accident de Brétigny le 12-07-2013 a-t-il accéléré à la prise de conscience, que la SNCF et RFF ont mis en œuvre un important programme de rattrapage pour la rénovation du réseau.
En ce qui concerne l’énergie nucléaire, on sait aussi depuis longtemps que les calculs économiques d’EDF et des industriels du secteur comportent de fortes incertitudes sur les coûts futurs de maintenance, de démantèlement et de retraitement des déchets, ce qui rend incertains les calculs de rentabilité et contribue à biaiser l’instruction des dossiers. Les rapports de la cour des comptes sur le sujet sont explicites [5].
La réflexion doit être élargie aux autres domaines de l’action publique, comme la santé. Prenons un exemple instructif : dans un hôpital de l’APHP, le directeur a récemment et pendant des mois refusé de financer la réparation, qui coûtait 3 000 €, d’un instrument médical, avec l’argument, classique dans la gestion publique, que la ligne budgétaire était épuisée. Cette « économie » a causé plusieurs infections nosocomiales à bactéries résistantes, dont les traitements antibiotiques ont coûté des dizaines de milliers d’euros, jusqu’à ce que, la cause du dysfonctionnement étant éclairci, le chef de service concerné annonce qu’il arrêtait toute intervention tant que la réparation n’était pas effectuée : il a fallu ce « chantage » pour que le directeur trouve un moyen de financer ces 3 000 €. Ici encore, l’analyse budgétaire à court terme l’avait emporté ; de plus, une logique purement comptable, qui ne tient pas compte de l’état de santé des patients, donnait a posteriori raison au directeur : les hospitalisations induites par le dysfonctionnement, du fait de la T2A (tarification à l’activité), augmentaient le financement de l’hôpital, et le coût des traitements ne pénalisait pas l’hôpital, mais un autre budget, celui de l’assurance maladie : comptablement, ces maladies nosocomiales amélioraient les comptes de l’hôpital !
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Cette grande difficulté de l’action publique à prendre en compte à la fois le court et le long terme dans la gestion financière n’est pas apparue avec Macron : elle est diagnostiquée depuis des lustres, avec des majorités de droite comme avec des majorités social-libérales. Mais l’épisode Villiers montre, pour ceux qui avaient des espérances de changement avec l’élection de Macron, que rien ne change : le pouvoir reste aux fonctionnaires de Bercy, avec des objectifs purement comptables sans prise en compte des objectifs opérationnels. La même technocratie reste aux commandes
De plus, la morgue avec laquelle a été traité le général de Villiers révèle une violence exercée publiquement qui est très nouvelle dans l’action politique : et si c’était le seul changement ?
© Serge Ruscram, 27-07-2017
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[1] Je traduis : il s’agit des équipements complexes, les plus complexes étant par exemple les chars, les hélicoptères, les avions, etc.
[2] Consultée le 21-07-17, 18 h 35.
[3] Consultée le 21-07-17, 17 h 12.
[4] « François Lecointre, nouveau chef d’état-major des armées, ‘‘un héros, reconnu comme tel’’ », le monde.fr du 19-07-2017, consulté le 25-07-2017, 16 h 45.
[5] Voir les rapports de la Cour des comptes, par exemple le chap. II.1 du Rapport public annuel 2016 de la cour des comptes (Les observations. Synthèse) et le rapport sur Le coût de production de l’électricité nucléaire, Actualisation 2014, Mai 2014, et les rapports précédents.