interactions entre sciences et philosophie
Photo : la galaxie d’Andromède vue à 24 μm par le télescope spatial Spitzer15, © NASA et Wikipedia
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Cet article est le compte rendu d’une intervention faite par Éric Lowen en juillet 2013 dans le cadre d’un cycle de conférences dont le sujet était Monde fini, monde infini.
Éric Lowen est directeur des cours de l’Université populaire de philosophie de Toulouse, qui est une émanation de l’association ALDERAN.
L’infini est un sujet qui focalise beaucoup d’interrogations scientifiques et métaphysiques. Comment sommes-nous venus à la notion d’infini ? En fait, nous avons affaire au concept d’infini, pas à l’infini lui-même. Ce concept intervient dans toutes les grandes représentations de la réalité, avec un contenu qui dépend de la représentation culturelle du monde qu’elles traduisent.
L’infini est une notion qui n’est ni naturelle, ni spontanée.
Elle s’inscrit à un moment du développement historique, alors qu’elle a été peu explorée auparavant. Elle renvoie à des représentations religieuses, qui évoluent sous l’influence du développement de la connaissance scientifique. Elle concerne la réflexion philosophique sur l’homme, l’existence, la condition humaine, thèmes auxquels d’autres s’ajouteront. Historiquement, l’évolution de la pensée amène, à partir du XVIIe siècle, l’inversion de la représentation admise auparavant. C’est en particulier lié aux apports de Copernic (XVIe siècle), Galilée (XVIIe siècle) et Newton (XVIIe et XVIIIe siècles) et à la révolution apportée par le calcul infinitésimal (à partir du XVIIe siècle).
Le même mot acquiert alors une signification complètement différente, avec comme conséquence un changement complet des valeurs associées. Aujourd’hui, l’idée d’infini est associée à une valeur positive, porteuse de modernité, alors qu’elle était avant associée à une valeur négative, porteuse d’effroi. Pour les Égyptiens, le temps est un absolu primordial, seul concept associé à l’infini ; pour les Grecs, l’hubris (ὑϐρις), qui signifie démesure, est associée à l’idée d’infini : il s’agit, jusqu’au XVIIe siècle, de refouler l’infini aux confins du monde, et c’est les dieux qui sont chargés de ce refoulement.
Le mot a deux sens.
- Le sens objectif, qui signifie absence de limite, de début et de fin. Il en existe une définition quantitative, en mathématique, celle de la théorie des nombres (à tout nombre entier, on peut ajouter 1).
- Un sens touchant l’ordre du qualitatif : le caractère d’infini associe une valeur positive à un objet. Dans la pensée chrétienne d’un Tertullien (IIIe siècle), d’un saint Hilaire (IVe siècle), et jusqu’à Descartes (XVIIe siècle), seul Dieu a pour attribut l’infini.
On se trouve face à un couple de concepts : fini / infini. À l’infini sont associées des valeurs positives (permanence, éternité, caractère divin…) ; au fini, des valeurs négatives (finitude, impermanence, caractère éphémère…). Pourtant, la beauté d’une œuvre d’art est par exemple inséparable de sa finitude : on n’imagine pas une symphonie de Mozart qui n’aurait pas de fin.
Or le concept d’infini n’est ni naturel ni spontané : on ne le pense pas spontanément. Toute notre expérience porte sur des choses finies : faculté de penser, savoir, durée de vie… Les caractéristiques du divin, associées à l’infini, sont imaginées par opposition à celles de l’homme, caractérisées par la finitude : immortalité, éternelle jeunesse, félicité éternelle, infinité de l’amour divin, caractère omniscient…
Le concept d’infini n’a pas son origine dans l’observation. Dans les mythologies, le ciel est borné. Quelques penseurs présocratiques ont abordé le sujet : Héraclite d’Éphèse (VIe siècle av. J.-C.), dont l’approche de l’infini se limite au temps, avec sa réflexion sur le fleuve, Anaximandre (VIe siècle av. J.-C.)… Mais cette réflexion a été rejetée par la majorité des philosophes de l’époque. Les pythagoriciens (à partir du Ve siècle av. J.-C.) ont découvert l’infini dans les nombres, dans le cadre de leur réflexion sur l’idéal de la mesure, sur l’ordre (qui, en grec, se dit cosmos : κοσμος), mais cette découverte remet en cause la prééminence de la finitude, c’est pourquoi elle est restée ésotérique. Zénon d’Élée (Ve siècle av. J.-C.), lui, raisonne sur l’infini, qui devient alors un outil de raisonnement mathématique. L’infini s’impose chez Platon (IVe siècle av. J.-C.), mais seulement à propos du transcendantal ; la place de l’infini est voisine chez Aristote (IVe siècle av. J.-C.). Démocrite IVe siècle av. J.-C.), avec l’atomisme, introduit un autre concept d’infini, qui évolue à la période hellénistique (à partir du IVe siècle av. J.-C.), en passant dans le domaine de la géométrie, par exemple avec la définition de droites parallèles comme celles qui ne se touchent pas, et ce jusqu’à l’infini.
La matière est soit considérée comme divisible à l’infini (Zénon, Parménide, au Ve siècle av. J.-C.), soit considérée comme non divisible à l’infini (avec l’atomisme). L’infini n’est plus associé au chaos, mais il reste un objet conceptualisé, un objet de raisonnement, outil pour la raison, sans être encore effectif ou matériel. Les Stoïciens (à partir du IIIe siècle av. J.-C.), Cicéron (Ier siècle av. J.-C.), Sénèque (Ier siècle) développent l’idée du caractère infini du principe divin.
Alors que le polythéisme est peu compatible avec l’idée de l’infini (chaque dieu agit sur un périmètre limité, que borne celui des autres dieux), le christianisme introduit une deuxième rupture : c’est là que la conception de l’infini dans la philosophie grecque, pour laquelle il était un outil de raisonnement, est abandonnée : l’infini devient un attribut de Dieu. On restera jusqu’au XVIIe siècle sur cette distinction entre le divin, dont l’infini est un attribut, et le terrestre, contingent et impermanent : voir Plotin (IIIe siècle), saint Augustin Ve siècle), saint Thomas (XIIIe siècle)…
C’est Galilée qui formalise la troisième rupture, majeure, en introduisant l’idée de la pluralité des mondes, qui remet en cause la conception d’un monde qui serait limité. Il ouvre la porte aux réflexions sur l’infini de Giordano Bruno (XVIe siècle). Avant lui le ciel était un fournisseur de lumière pour la décoration de la terre, ce n’est que dans l’époque moderne qu’on pense qu’il existe d’autres soleils. L’anthropocentrisme n’est plus possible. Spinoza (XVIIe siècle) et Leibniz (XVIIe et XVIIIe siècles) approfondissent l’application au monde matériel de la réflexion sur l’infini, qui avait conduit Giordano Bruno au bûcher. Newton poursuit cette démarche en disant que la gravitation a une action sur le monde matériel jusqu’à l’infini, et ce dans le monde matériel.
Au xxe siècle, l’infini est étudié d’un point de vue quantitatif et non plus qualitatif : Cantor l’aborde d’un point de vue purement spéculatif (l’absence de limite est un principe, mais on ne peut compter jusqu’à l’infini) ; avec le nombre π, on aborde une propriété qui concerne le caractère infini du cercle, qui n’a pas d’extrémité ; avec les nombres irrationnels comme √2, e ou π, encore lui, on découvre l’existence de nombres ayant une infinité de décimales… La place de l’infini dans les lois concernant la matière n’a pas été remise en cause par les théories scientifiques depuis Newton (voir Hubble, Einstein, le big bang…).
Le caractère infini de l’univers, tel qu’il est modélisé dans les théories cosmologiques actuelles, est irreprésentable pour notre esprit, qui conçoit l’espace comme euclidien de dimension 3 : elles posent l’espace comme à la fois infini et clos, du fait de sa courbure (comme l’est une sphère) ; nous ne percevons pas cette courbure parce qu’elle est grande, comme on n’aperçoit pas la rotondité de la terre. L’esprit humain est capable de définir ce concept, mais pas de se le représenter, de même que, selon l’exemple donné par Diderot (XVIIIe siècle), un aveugle ne peut concevoir les couleurs.
Le concept d’infini est désormais associé à l’univers : l’homme a pris conscience de la finitude de la terre, les images fournies par l’aviation et les engins spatiaux l’y ont aidé, avec par exemple les images de lever de terre sur la lune. L’humanité fait ainsi un ensemble d’expériences de l’infini, dont on peut distinguer différents types :
- L’infini mathématique;
- L’infini opératoire;
- L’infini réel, matériel, qui n’est pas, lui, une construction intellectuelle ;
- L’infini perceptif (ou « para-infini »), qui ne correspond pas forcément à une réalité, mais en est proche : il nous donne l’impression de l’infini ; par exemple, la contemplation du ciel étoilé, qui permet de ne voir qu’un nombre fini d’étoiles, nous confronte à notre finitude, et celui qui en fait l’expérience associe parfois l’impression d‘infini qu’il ressent à la révélation d’un dieu.
En réalité, l’expérience du Désert ne correspond pas au souffle de Dieu, mais est seulement une expérience de l’infini perceptif. L’expérience religieuse est souvent seulement le résultat de la confrontation avec un infini perceptif, qui, même chez des personnes sans convictions religieuses, fait éprouver un vertige, une transcendance.
La diversité humaine renvoie aussi à un infini perceptif. Tout homme se ressent comme unique, et il est unique d’un point de vue génétique. Les combinaisons génétiques ne sont pas infinies, mais l’effectif d’une population de plus de 6 milliards d’hommes renvoie à un infini perceptif.
- L’infini potentiel: même si tous les possibles ne se réaliseront pas, une infinité d’êtres différents pourraient exister ; l’évolution crée en permanence de nouvelles branches, de nouvelles espèces, et en abandonne d’autres.
Dans ces deux derniers infinis, le vertige vient de la prise de conscience d’une énorme différence de taille : il s’agit d’une perception de notre finitude, et pas d’une propriété de l’infini.