De la laïcité dans les valeurs de la République

Une valeur de paix qui deviendrait conflictuelle ?

© Serge Ruscram, 23-12-201
© Richard Murray sur Wikepédia (photo du kilt)
© Serge Ruscram pour les autres photos (Sahel malien et nigérien, 1977)
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1      Laïcité : que de conflits sémantiques en ton nom !

  • Est-il interdit d’ajouter une épithète au substantif laïcité, ou est-ce nécessaire, comme l’a dit Nicolas Sarkozy, qui souhaitait une laïcité positive[1] ?
  • La laïcité se définit-elle par la loi de 1905, ni plus ni moins, supposée parfaite, ou faut-il la faire évoluer pour qu’elle s’adapte aux évolutions de la société ?
  • La laïcité est-elle unique, et faut-il pour cette raison critiquer Jean Baubérot qui propose une typologie de la laïcité dans son livre Les sept laïcités françaises[2] ?
  • Les mots laïcisme et islamophobie ont-ils un sens ?

Ces questions, au moins pour certaine(s) d’entre elles, sont peut-être essentielles, mais partir d’elles pour aborder le sujet conduit presque inévitablement à des palabres sémantiques qui dégénèrent systématiquement sans que quiconque écoute l’autre. Je propose donc une approche pragmatique : partons de propositions sur lesquelles il sera, j’espère, plus facile d’arriver un consensus assez large. La suite en sera facilitée.

2      Quelques propositions

On trouvera en annexe, au § 5.1, une liste de propositions, déjà anciennes. Je vous laisse les passer en revue, et voir s’il y en a une, quelques-unes ou beaucoup qui ne vous conviennent pas, voire si aucune ne vous convient.

Selon moi, elles constituent une excellente base de travail : après, si nécessaire, exclusion de fort peu d’entre elles dans le cadre d’une large concertation, une action de communication bien faite mettant en avant la recherche d’une cohabitation harmonieuse permettrait une large acceptation. Quelques éléments de communication sont proposés en conclusion, au § 4.3.1.

À titre personnel, je pense donc qu’on peut tout conserver, à très peu d’exceptions près : en particulier, on peut abandonner la suivante (c’est aussi la position de C. Fourest [3], qui ne passe pas pour une laïque accommodante).

  • Établir par une mesure législative que dans les salles de cours, lieux et situations d’enseignement et de recherche des établissements publics d’enseignement supérieur, les signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse soient interdits.

D’autre part, les propositions ci-dessous me paraissent essentielles :

  • Tout d’abord l’ensemble des propositions visant à améliorer la situation socio-économique, l’intégration et le libre exercice des croyances ou des non-croyances.
  • Inviter les administrations à prévoir des mets de substitution dans les cantines publiques. En fait, à l’expression « menu de substitution», (substitution à quoi ?) je préfère l’expression « menu sans viande ni crustacés », de nature à satisfaire les juifs et les musulmans attachés à des interdits alimentaires comme les végétariens, et j’exclus évidemment tout « menu halal » ou « menu kacher » ; C. Fourest, dans le même livre, recommande un libre-service, qui facilite un placement non confessionnel dans les cantines, et cette solution me paraît à privilégier, sauf impossibilité.
  • Appuyer la démarche des responsables des établissements d’enseignement supérieur qui consiste à éviter de programmer des séances d’examen écrit les jours de grandes fêtes religieuses tels que mentionnés, chaque année, au Journal Officiel de la République Française. Je précise que cela doit se limiter à ces seules fêtes religieuses, charges aux différentes confessions d’exprimer suffisamment à l’avance leurs demandes avec la date exacte des jours concernés.
  • Inviter les administrations à prendre en compte les impératifs religieux funéraires. Qu’il existe dans un cimetière un « carré musulman » n’a à mes yeux rien de scandaleux, bien au contraire.
  • Appliquer les obligations qui régissent les papiers d’identité officiels – tels que carte nationale d’identité, passeport ou titre de séjour – également à la carte d’étudiant. Je propose d’étendre cette obligation à tous les papiers officiels ou semi-officiels : cartes de services publics ou subventionnés par le public, permis de chasse, etc. C’est un point de désaccord majeur que j’ai, parmi bien d’autres, avec le collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), qui souhaite profiter du flou réglementaire pour favoriser les photos de carte d’étudiant avec voile [4], ce qui me paraît de la pure provocation.
  • Rappeler les obligations des étudiants lors des examens, notamment l’exigence d’identification (en conformité avec la recommandation précédente), l’interdiction de tout objet ou manifestation susceptible de gêner les autres candidats dans le traitement même de l’épreuve ou d’en perturber le déroulement en contrevenant à la nécessaire neutralité des conditions d’examen. Faire figurer ces obligations dans la partie règlementaire du Code de l’Éducation. Je propose que, pour éviter les fraudes, on ajoute l’obligation d’avoir les oreilles visibles lors des contrôles et examens.
  • Appliquer effectivement le monopole d’État de l’attribution des grades universitaires (collation des grades) par les seules universités publiques. L’accord « Vatican-Kouchner » sur la reconnaissance des grades et diplômes dans l’enseignement supérieur du 18-12-2008 [5] est en totale contradiction avec cette recommandation.
  • Insérer dans le code du travail un article pour que les entreprises puissent intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires et au port de signes religieux pour des impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou à la paix sociale interne. C’est ce qui a été introduit par amendement dans la loi Travail (ou Travaille !) [6], qui ajoute au code du travail un art. L. 1321-2-1 précisant : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Est ainsi défini un périmètre moins précis, et potentiellement plus large que celui de la proposition précédente. Le Guide du fait religieux dans l’entreprise présenté le 07-11-2016 par Myriam El Khomri n’étant pas encore mis en ligne par le ministère du travail, il est difficile de savoir si le gouvernement retient ce périmètre et comment il se situe par rapport à la position, plus restrictive et d’ailleurs ambigüe, de l’observatoire de la laïcité exprimée dans son document intitulé La gestion du fait religieux dans l’entreprise[7]. On peut espérer que le guide que va diffuser le gouvernement est conforme à la loi Travail, et que sa préconisation est suffisamment précise.

D’où viennent ces propositions ? Ce sont celles qui ont été faites à l’issue de deux périodes de concertation approfondie par

  • la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (commission Stasi) : elles sont formalisées en 2003 dans son Rapport au Président de la République[8] (il s’agit des propositions citées au § 5.1.1) ;
  • le Haut conseil à l’intégration (HCI) : elles sont formalisées en 2013 dans un avis [9] sur Expression religieuse et laïcité dans les établissements publics de l’enseignement supérieur en France (il s’agit des propositions citées au § 5.1.2).

Mais ces propositions ont fait l’objet d’un tri sélectif extrêmement restrictif de la part des différents gouvernements depuis 2004, et seul un très petit nombre a été retenu et fait l’objet d’une loi, d’une réglementation ou d’une action (elles sont identifiées dans la liste du § 5.1). On trouvera ci-dessous au § 3.1 Élaborer des lois sur des critères de politique politicienne une explication de ces choix que je considère comme gravement inadaptés.

Enfin, il faut à mon avis compléter ces propositions par les suivantes :

  • en Alsace-Moselle, suppression immédiate de l’obligation de suivre les cours religieux, qui doivent passer au statut d’option, et, ce qui semble avoir été fait, du délit de blasphème, et trajectoire d’abandon à moyen terme du concordat (sans remise en cause des avantages sociaux existants) ;
  • à court terme, évolution du fonctionnement des établissements d’enseignement privés sous contrat (procédures d’affectation, etc.) : voir à ce sujet l’article « Il ne faut pas désespérer la France périphérique… maintenant que Billancourt n’existe plus» de ce blog ; à plus long terme, l’objectif est d’abroger la loi Debré, et de ne plus subventionner l’école privée, mais il s’agit sans doute d’une « mesure qu’aucun politique n’aura le courage de prendre [10] ». Sur ce point, j’approuve totalement la position de C. Fourest exprimée dans le § Abroger la loi Debré et sauver l’école laïque, p. 270 et suivantes de Génie de la laïcité.

3      Ce qu’il ne faut pas faire

3.1    Élaborer des lois sur des critères de politique politicienne

Je reprends et développe ici des éléments d’un autre article de ce blog : « Laïcité : hijab, burqa et liberté de conscience ».

Les trois lois évoquées ci-dessous sont à mon avis des progrès importants, et répondent à des besoins forts. Mais elles ont été élaborées avec un mauvais périmètre, parce qu’elles ont eu pour 1e objectif de marquer une position politicienne et pas de satisfaire au mieux ces besoins. Et cela a eu des conséquences graves car elles ont provoqué dans la société un clivage qui aurait pu et dû être évité.

3.1.1    La loi de 2004 sur les signes religieux

Cette loi a été voté après des lustres d’indécision de l’exécutif national [11] sur la position à adopter sur un sujet récurrent : faut-il autoriser des élèves de l’école élémentaire et secondaire à porter le voile à dans les écoles, collèges et lycées ? Longtemps, l’exécutif a essayé de faire porter la responsabilité de la décision sur les chefs d’établissement, avec pour conséquence des prises de position hétérogènes et d’interminables contentieux, qui ne faisaient qu’aggraver le problème. C’était la seule position compatible à l’époque avec la loi, mais le pourrissement de la situation aurait dû conduire à légiférer beaucoup plus tôt. Ici, comme par exemple pour la réforme des retraites, la gauche, pourtant au pouvoir de 1997 à 2002, a préféré tergiverser et laisser la droite faire ensuite le boulot… pour la critiquer violemment ensuite.

En 2003, le rapport de la commission Stasi, constituée pour faire des propositions sur ce sujet, a été validé à l’unanimité (moins une abstention sur le seul point de l’interdiction du port du voile dans les établissements élémentaires et secondaires). Il contenait un ensemble cohérent de propositions évoqué ci-dessus, dont le détail est donné en annexe au § 5.1.1.

Après le vote de la loi, au moins 5 sur les 20 membres ont exprimé publiquement leurs« regrets », leur « déception » ou leur « chagrin » que les autres mesures n’aient pas été prises en considération : Gaye Petek, René Rémond, Alain Touraine et Ghislaine Hudson, dans un article du Monde [12] daté du 03-02-2004 et intitulé « Voile : les ‘‘regrets’’ de quatre sages », ainsi que Gilles Kepel, qui, dans Quatre-vingt-treize [13] exprime sa « frustration et celle de plusieurs autres membres » devant le fait que ces travaux aient « abouti à ce que le gouvernement fît prohiber par la loi du 16 mars 2004 le port des signes religieux à l’école – sans que fussent prises en considération ses autres propositions destinées à substituer une laïcité d’intégration à la laïcité de séparation de 1905 ».

L’interprétation que donne ensuite G. Kepel est que « la loi a été conçue de cette façon dans une logique chiraquienne [Jacques Chirac était alors Président de la République] non pas d’abord pour faciliter l’intégration, mais pour déposséder la gauche de l’un de ses principaux chevaux de bataille, la laïcité, et, contrarier (en vain) les ambitions présidentielles de Nicolas Sarkozy [alors ministre de l’intérieur], qui avait quelques mois auparavant intronisé le Conseil français du culte musulman et, surtout, s’était rendu ‘‘en ami’’ au congrès de l’Union des organisations islamiques de France, principale promotrice du port du hijab par les collégiennes et lycéennes ».

La loi aurait été beaucoup plus équilibrée si tout ou partie des autres propositions du rapport y avait été intégré : l’argument qu’il s’agit d’une loi répressive visant prioritairement les musulmanes aurait été beaucoup moins défendable, voire irrecevable.

Je répète qu’une loi sur le sujet était nécessaire et que la loi de 2004, avec les limites que je dénonce, a beaucoup apaisé les tensions sur ce sujet dans de nombreuses classes et dans la société. Mais on aurait pu faire tellement mieux…

3.1.2    La loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public

Cette loi [14] est très courte : elle prescrit dans son art. 1 que « Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage » et définit dans ses autres articles les conditions de mise en œuvre de cette prescription.

Les militants laïques disent qu’elle traite un problème de sécurité, et n’est pas une loi concernant la laïcité. C’est juridiquement et logiquement vrai : il est interdit d’entre dans une banque avec un casque de moto, il n’y a aucune raison que cela ne le soit pas avec une burqa, et la montée du terrorisme conduit logiquement à étendre à l’espace public ce type de prescription, de façon à faciliter le travail de la police. Que ce terrorisme soit essentiellement le fait d’extrémistes musulmans n’y change rien, et ne justifie en rien la revendication d’autorisation de la burqa. Mais l’absence dans la loi de tout autre mesure issue par exemple des propositions de la commission Stasi, le refus par l’exécutif de faire une loi beaucoup plus globale et le choix de se limiter à une seule interdiction ouvre cette fois encore la porte à l’accusation, faite de bonne foi ou non, selon laquelle il s’agit ici de nouveau d’une loi répressive, visant, comme celle de 2004, exclusivement ou essentiellement les musulmanes : la loi « anti-burqa ». Une loi plus équilibrée, avec un périmètre plus large, aurait été beaucoup plus efficace.

Et il s’agit une fois de plus d’une loi « pointilliste », et même traitant un seul point. Les autres sujets en suspens ont été soigneusement évacués :

  • L’affaire de la crèche baby-loup a par exemple continué à susciter beaucoup d’agitation, alors qu’une solution législative, quelle qu’elle soit, aurait arrêté l’interminable contentieux à son sujet. La commission Stasi avait déjà fait une proposition sur ce sujet [15], d’ailleurs stricte, que j’approuve… mais qui n’a pas été retenue dans la loi de 2004.
  • Le sujet du voile à l’université continue à susciter de nombreuses polémiques. Or il a fait lui aussi l’objet d’un travail approfondi, cette fois par le haut conseil à l’intégration (HCI). Cela a abouti à l’avis cité plus haut [16] et intitulé Expression religieuse et laïcité dans les établissements publics de l’enseignement supérieur en France, qui a fuité dans la presse au mois d’août 2013 et provoqué des remous. Ce document propose l’extension à l’enseignement supérieur de l’interdiction de port de signes religieux ostentatoires. Mais l’important n’est pas cette recommandation (C. Fourest dans Génie de la laïcité, plus libérale sur ce sujet, considère que cette mesure n’est pas souhaitable, et je pense qu’elle a raison sur ce point), mais le fait que l’avis propose un ensemble cohérent de mesures [17].

Toute mesure prêtant le flanc à des critiques sur son aspect supposé discriminatoire devrait, si elle est jugée nécessaire, être prise dans un ensemble de mesures cohérent et équilibré, comportant des mesures antidiscriminatoires. Dans le cas contraire, le débat reste focalisé sur cette seule mesure et s’envenime de plus en plus.

 

Une 3e loi souffre à mes yeux du même travers : la loi de 2013 sur le mariage pour tous, même si je répète qu’elle était nécessaire et représente un grand progrès. Le même type de critique peut, à mon avis, être fait sur les considérations qui ont conduit au choix de son contenu, lui aussi révélateur du fait que les préoccupations de politique politicienne aboutissent trop souvent à des choix non optimaux. Il ne s’agit plus (ou plus beaucoup), cette fois, de laïcité : je reporte donc mes commentaires en annexe, au § 5.2.

3.2    Choisir une communication approximative ou tendancieuse

Le discours et le programme de certains laïcs sont trop souvent inadaptés à l’objectif qu’ils poursuivent.

Il ne s’agit pas ici de prendre parti pour les « islamo-gauchistes », que je trouve dangereux, et pour ou contre le concept d’« islamophobie », mais de promouvoir une politique qui atteigne les objectifs laïques sur lesquels à peu près tous les laïques modérés sont d’accord et qui contribue en même temps à la pacification des relations sociales qui sont progressivement contaminées par les communautarismes.

3.2.1    Caroline Fourest

Génie de la laïcité, le livre de C. Fourest que j’ai évoqué plusieurs fois ci-dessus, a de nombreux aspects intéressants. J’ai attendu longtemps les propositions qu’elle fait ; on les trouve à la fin du livre, à partir de la p. 261, et je suis globalement assez d’accord avec elles.

Un autre militant de la « laïcité sans épithète », Henri Peña-Ruiz, se dit [18] très en accord avec ce livre, à l’exception de la préconisation de C. Fourest d’autoriser les accompagnantes scolaires voilées : son argumentation est qu’une mère voilée qui accompagne son enfant ne joue le rôle de mère que pour un enfant, et joue celui d’accompagnante pour l’ensemble des autres, et qu’un accompagnant portant un T-shirt faisant l’éloge de l’athéisme (et j’ajouterai un T-shirt avec une caricature du prophète, du Christ ou du dieu d’un des 3 Livres) serait tout aussi malvenu. Même si ces tenues sont légales, elles devraient à mes yeux être évitées. Un contre-argument est que si on interdit le voile aux mères accompagnatrices, pratiquement aucune mère, dans les quartiers « sensibles », n’accompagnera plus les enfants. Je n’arrive pas à avoir une position claire sur ce point. Mais il faut que le code de l’éducation fixe sur le sujet une position commune à tous les établissements élémentaires et secondaires.

Mais j’ai ressenti à de nombreuses reprises un très profond malaise en lisant ce livre. Les approximations et les raisonnements douteux y foisonnent. Je développerai quelques exemples, parmi beaucoup d’autres possibles.

À propos de la loi de 2004

En 2003, le rapport de la commission Stasi, constituée pour faire des propositions sur « l’application du principe de laïcité dans la République », a été validé par deux votes de la commission : l’un sur le port de signes religieux ostentatoires dans l’enseignement élémentaire et secondaire, l’autre sur l’ensemble du rapport.

Le 2e vote, validant le rapport, a été acquis à l’unanimité. Parlant du 1e, C. Fourest écrit : « C’est le 2e choix [l’interdiction du port des signes religieux ostentatoires] qui a été privilégié, à l’unanimité sauf une voix : celle de Jean Baubérot, qui l’a fait savoir [19] ». J’ai été étonné en croyant comprendre que celui-ci avait voté contre, ce qui ne correspondait pas à mon souvenir. J’ai vérifié : J. Baubérot s’est abstenu sur ce 1e vote. Ce qu’écrit C. Fourest est formellement exact, mais imprécis, et peut apparaître comme une manipulation destinée à faire apparaître J. Baubérot, dont elle conteste fortement les positions, comme plus défavorable aux travaux de la commission qu’il ne l’a été en réalité.

Et, juste après, elle écrit, à propos des autres mesures préconisées par le rapport : « Pour des raisons politiques, le gouvernement n’a retenu que la loi interdisant les signes religieux ostensibles ». Cette fois encore, c’est formellement exact mais, délibérément je le crains, très insuffisant : je considère– et je ne suis pas le seul, je l’ai dit plus haut au §3.1.1  – que ce choix de l’exécutif de l’époque a rendu cette loi imparfaite et beaucoup plus clivante que si elle avait respecté l’esprit du rapport, et qu’il était une faute politique, ou traduisait une orientation délibérément droitière et anti-intégration que je condamnerais formellement.

À propos de la signification du voile

C. Fourest écrit : « Contrairement à la croix […] ou à la kippa, le voile a une double résonance : religieuse et genrée [20]». Certes, il existe, paraît-il, des juives libérales et particulièrement dans le monde anglo-saxon, « qui portent la kippa [voir une photo ici] quand elles se rendent à la synagogue [21]».

Mais, dans mon quartier, je rencontre beaucoup d’hommes avec une kippa, en particulier le vendredi soir et le samedi, et je n’y ai jamais rencontré de femme avec une kippa… Et vous, en avez-vous vu beaucoup ? Cela m’étonnerait. Et, selon The Times of Israël, « une femme juive américaine a été empêchée de s’approcher lundi du mur Occidental parce qu’elle portait une kippa », et elle l’a été « par des gardes de sécurité et les gardiens de la Western Wall Heritage Foundation, qui ont exigé de savoir qui l’avait ‘‘autorisée’’ à porter la calotte portée presque exclusivement par des hommes juifs pratiquants [22] »… Alors, pas genrée, la kippa ? Et, même si des hommes juifs chauves portent sans doute une moumoute, cela signifie-t-il que la perruque portée par les juives traditionnalistes n’est pas genrée ?

Et il suffit d’appliquer le « raisonnement » de C. Fourest à d’autres exemples pour montrer qu’il est vicieux.

J’ai vécu 3 ans dans un pays très majoritairement musulman du Sahel, j’ai fait de nombreux séjours, professionnels comme touristiques, dans des pays institutionnellement ou majoritairement musulmans, et j’ai vu des milliers, sans doute des dizaines de milliers d’hommes dont on ne voyait que les yeux, tandis que leur femme – ou leurs femmes – portai(en)t, avec une coquetterie certaine, un voile symbolique, comme le font beaucoup des femmes iraniennes. Ce serait tout aussi ridicule de dire que, pour cette raison, le intégral voile musulman n’est pas genré…

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Tout aussi ridicule serait aussi le fait de dire que la jupe n’est pas genrée dans le monde occidental majoritairement chrétien, sous prétexte que les hommes écossais portent des kilts… Sait-on que, dans les années soixante, certaines écoles privées catholiques lyonnaises interdisaient le pantalon à leurs élèves filles, sauf les jours de grand vent pour celles qui habitaient de l’autre côté du Rhône ou de la Saône et devaient franchir des passerelles exposées ? Brassens chantait « le vent fripon » du pont des Arts : « Prudence, prends garde à ton jupon… ».

J’affirme donc que le voile, mais aussi la kippa et même la jupe sont des vêtements ayant « une double résonance : religieuse et genrée », et je considère qu’il est malhonnête de prétendre que la kippa ne l’est pas alors que le voile l’est. En fait, C. Fourest introduit ici une distinction qui n’a pas lieu d’être entre l’islam et les autres religions du Livre. À mes yeux, ce qu’elle refuse d’appeler l’islamophobie n’est pas loin… On l’a connue plus crédible, par exemple dans Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman [23].

À propos des politiques favorisant le communautarisme dans certains pays occidentaux

C. Fourest écrit : « De fait, ces programmes [le community organizing] peuvent être très positifs dans un pays où l’individu s’organise déjà sur un mode communautaire à la place de l’État, qui intervient a minima et ne corrige pas assez les inégalités. Malheureusement, ce mode d’organisation ne va pas sans dommages collatéraux dans un pays comme la France, où le danger réside justement dans le fait de voir des minorités se renfermer dans une identité religieuse radicale, communautariste et rejetant l’État [24]». On peut d’une part en déduire qu’elle considère que la France corrige assez les inégalités. Si elle le dit… D’autre part, le community organizing serait donc bon dans les pays déjà communautaires, mais pas en France, pays qu’il faut sauver de la menace communautariste ? Cela ne me paraît pas limpide, dirai-je par euphémisme.

L’axe du mal passe-t-il par l’université ?

C. Fourest, à la p. 296 de Génie de la laïcité, commence le § intitulé « Le clientélisme dangereux des élus locaux » par la phrase suivante : « Avec l’université, la mairie est sans doute le lieu qui œuvre le plus pour désarmer la laïcité ».

Je suis tout à fait d’accord pour critiquer le clientélisme de trop nombreux élus, et je ne suis pas d’accord avec les positions politiques, philosophiques, sociales de nombreux universitaires. Et il est heureux que ne règne pas un consensus mou – ou dur – dans l’université, c’est même une de ses grandes forces. Mais affirmer sans aucune nuance que l’université, apparemment dans sa totalité, œuvrerait « pour désarmer la laïcité » me paraît hallucinant. La recherche universitaire serait-elle par essence toxique ? Cela ressemble à s’y méprendre à de l’universitophobie – mais on va sans doute me dénier le droit d’utiliser ce néologisme. Cela fait penser à l’affirmation de M. Valls, pour qui « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser [25] ». Et C. Fourest, dans un passage [26] où elle attaque déjà l’université dans son ensemble (« C’est ce que répètent les universitaires [27] depuis plus de vingt ans »), qualifie la phrase de M. Valls de « raccourci maladroit » : quel doux euphémisme…

3.2.2    D’autres exemples

Je ne souhaite pas focaliser mes critiques sur C. Fourest : j’ai abordé ces points qui, parmi beaucoup d’autres, m’ont choqué dans son dernier livre, parce qu’ils me semblent représentatifs d’une position trop largement répandue chez les militants de la laïcité, avec lesquels je suis souvent d’accord en ce qui concerne l’intérêt de la laïcité et les mesures qu’ils proposent, mais qui

  • négligeant les questions socio-économiques, se focalisent sur la laïcité formelle (j’assume l’épithète), et trop souvent sur les extrémistes de la seule religion musulmane ;
  • s’aveuglent sur l’aspect discriminatoire qui entache ces mesures si elles ne sont pas incluses dans une politique socio-économique d’ensemble ayant pour objectif l’intégration.

Et Génie de la laïcité est à mes yeux un prototype de ce type d’approche, qui est trop répandu chez les militants laïques.

Cela contribue à renforcer la radicalisation de certains musulmans, et en même temps d’autres intégristes alternatifs : une certaine pratique de la laïcité est clivante, elle contribue au développement d’une critique du seul intégrisme musulman et elle est en dernier ressort contre-productive. Et ces clivages ruinent notre démocratie. Le déroulement de la primaire de la droite (« et du centre », prétend-on) n’a-t-il pas clairement montré la place prise par la Manif’ pour tous et plus généralement par l’extrême droite catholique dans la politique française et les dangers de cet autre intégrisme ?

Je poursuivrai donc en donnant deux autres exemples.

L’affaire du burkini

Dès que j’ai appris que plusieurs maires avaient signé un arrêté contre le port du burkini sur les plages, j’ai :

  • pensé que se baigner (ou bronzer ?) en burkini sur une plage publique était une attitude qui me déplaisait profondément, et que ces provocations de l’extrémisme musulman continuaient à mettre en évidence sa grande et perverse imagination ;
  • constaté qu’il était révélateur que tous les maires concernés soient d’une droite pour le moins musclée (et je contrôle mon vocabulaire) : cela méritait une réflexion approfondie ;
  • pensé qu’il était presque sûrement contraire à la constitution et à la loi de réglementer sur ce point : l’attentat à la pudeur est inscrit dans la loi, mais pas l’attentat à l’impudeur.

Beaucoup de laïques ne se sont pas posé ce genre de questions et ont apporté leur appui à ces maires, sans trop réfléchir à leurs réelles motivations. M. Valls, dont on aurait pu espérer que les fonctions qu’il occupait – il était alors premier ministre – le conduisent à un peu plus de modération, a par exemple déclaré :

Je comprends les maires qui, dans ce moment de tension, ont le réflexe de chercher des solutions, d’éviter des troubles à l’ordre public. Je soutiens donc ceux qui ont pris des arrêtés, s’ils sont motivés par la volonté d’encourager le vivre ensemble, sans arrière-pensée politique [c’est une question qu’il aurait dû étudier plus attentivement !]. Le Conseil d’État se prononcera prochainement, après le tribunal administratif, sur ces arrêtés municipaux. Je ne crois pas qu’il faille légiférer en la matière: la réglementation générale des prescriptions vestimentaires ne peut être une solution [28].

Laisser aux échelons déconcentrés (les directeurs d’établissement scolaire) ou décentralisés (élus locaux) la responsabilité de réglementer ce genre de comportement, c’est ce que tous les exécutifs nationaux, de gauche comme de droite, avaient déjà fait de 1990 à 2004 à propos voile à l’école : comme je l’ai dit plus haut, c’est une attitude de défausse, qui n’aboutit jamais qu’à laisser pourrir la situation, et l’exécutif a bien dû finir par prendre ses responsabilités avec la loi de 2004. Ce n’est pas la tenue dans l’espace public qu’il faut contrôler et sanctionner, mais la discrimination, le trouble l’ordre public, l’attitude qui fait courir des risques de sécurité… Cela ne veut évidemment pas dire que, dans certains cas, il ne faut pas interdire, pour risque d’atteinte à l’ordre public, certaines manifestations et certaines attitudes, y compris le port de tenues pourtant autorisées par la loi. Mais il faut alors interdire les pique-niques « saucisson – vin rouge » qu’organisent l’extrême droite ou la droite musclée : c’est souvent le même type d’élus locaux qui tente d’interdire le burkini et prend ou soutient ces pique-niques.

Et le Conseil d’État cassa l’arrêté que M. Valls défendait…

Manuel Valls critique les accusations d’islamophobie

Selon un article du Monde, « le 18 janvier [2016], M. Valls, encore lui, a apporté son soutien à la philosophe Élisabeth Badinter, mise en cause pour avoir notamment déclaré :  ‘‘Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe.’’ Il s’agit là, selon le premier ministre, d’‘‘une défense intransigeante de la laïcité’’.  ‘‘Que je partage, d’ailleurs’’, a ajouté M. Valls [29] ».

Mais l’ennui, c’est que M. Valls fait cette leçon de laïcité sur le dos des musulmans… lors d’une conférence-débat organisée par le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) : je trouve étrange, et dangereux, ce passage orienté spécifiquement sur l’islam dans une intervention devant une assemblée dont je ne dirais pas que la laïcité est la première préoccupation.

4      Modalités d’action

J’en viens aux propositions.

4.1    Retour sur la sémantique

Je propose maintenant quelques réponses aux questions posées au début de cet article.

On peut être d’accord ou pas avec le refus de l’emploi du terme « islamophobie ». Dans son précédent livre Éloge du blasphème [30], Caroline Fourest condamne, comme le font beaucoup de laïques militants, l’emploi de ce terme avec l’argument qu’il serait utilisé par les extrémistes musulmans et les islamo-gauchistes, « idiots utiles » de l’intégrisme. Personnellement, je considère que, sous réserve qu’on en donne une définition claire, il décrit à une forme de discrimination trop répandue, et qu’il faut aborder ce sujet. Et ce n’est pas du racisme : cette discrimination vise l’ensemble des Arabes, des Berbères, des Pakistanais, des Iraniens, etc., dont le seul caractère ethnique commun est que la culture de leur pays d’origine (récente ou pas) est majoritairement musulmane, alors qu’ils ne le sont pas tous. Et elle y amalgame d’autres populations qui ne sont pas majoritairement musulmanes : Africains d’Afrique équatoriale, Indiens… Il y a bien à mes yeux chez trop d’occidentaux une culture de haine ou de critique violente de la seule religion musulmane dans son ensemble. Ceux qui refusent le terme islamophobie ne nous disent pas quel terme il faut employer pour désigner cette réalité, qui est souvent un refus de la liberté de conscience, donc de la laïcité.

Ceux qui refusent d’ajouter une épithète au substantif laïcité oublient que le rapport Stasi prône une laïcité ouverte et dynamiqu[31], ou que Gilles Kepel, membre de la commission Stasi, souhaite qu’on passe d’une laïcité de séparation à une laïcité d’intégration [32].

La laïcité se définit-elle par la loi de 1905, ni plus ni moins, supposée parfaite, ou faut-il la faire évoluer ? Comme beaucoup d’autres, Maurice Godelier souhaite par exemple qu’elle évolue pour s’adapter aux évolutions de la société [33]. Et le fait que la grande majorité des laïques, dont moi, considère la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux comme un progrès suffit à répondre à la question : la laïcité peut et doit évoluer, la loi de 1905 n’a pas traité définitivement le problème, ne serait-ce que parce que la société a changé depuis un siècle.

La laïcité est-elle unique, et réfléchir aux différentes formes de laïcité a-t-il un sens ? On peut ne pas être d’accord avec la typologie proposée par Jean Baubérot dans son livre Les sept laïcités françaises [34], mais on ne peut lui reprocher de découper la laïcité en tranches et en même temps, comme Caroline Fourest dans Génie de la laïcité [35], proposer une découpe alternative en 5 aitres tranches.

Il faut donc arrêter les querelles sémantiques, en particulier quand on ne respecte pas soi-même les interdits qu’on exprime. Et ce qui est important, je le répète, c’est la façon d’agir. La laïcité n’est pas une religion, c’est un corpus de valeurs et un cadre juridique. Le plus efficace n’est pas, ou presque jamais, d’aborder les problèmes en mettant en avant l’étendard de la laïcité, mais de rétablir un dialogue et de mener des actions concrètes là où la République a abandonné depuis des décennies la promotion de ses valeurs.

4.2    Respect de la constitution, des lois, des règlements et de l’esprit de la laïcité

Le corpus constitutionnel, législatif et réglementaire doit être totalement respecté. Toute mise en cause en France de la supériorité absolue de la loi civile sur toute loi religieuse, de la liberté de conscience, de la liberté d’expression – sous certaines limites définies par la loi –, de la séparation des Églises et de l’État, de la suppression de la peine de mort, du principe de l’égalité homme-femme et plus généralement de la non-discrimination, de l’interdiction de l’excision, de la législation en faveur des malades et des personnes en fin de vie, du droit à l’avortement, du mariage pour tous, etc. est inacceptable, comme l’obstruction à l’exercice de ces droits : seule une procédure législative peut faire évoluer les textes correspondants.

Cela doit conduire à durcir certaines peines. Par exemple, puisque la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public est mal appliquée, il me paraît nécessaire de la modifier pour que les peines en cas de récidive deviennent dissuasives, et de la faire systématiquement appliquer.

4.3    Le choix des alliances

Le problème du choix des alliances est essentiel. Tout personne ou tout groupe qui refuse d’affirmer clairement son respect des textes doit être idéologiquement combattu et ne peut, même provisoirement et pour des raisons tactiques, être utilisé comme allié.

La fausse bonne idée représente aussi un danger à éviter. Prenons l’exemple du récent rapport de l’institut Montaigne Un islam français est possible [36]. La 3e proposition de ce rapport (p. 104) est la suivante : « Élargissement du concordat alsaco-mosellan à l’islam (Proposition : étendre le concordat à l’islam en Alsace-Moselle afin d’assurer la formation des cadres religieux musulmans en France) ». Il s’agirait de l’extension à l’islam d’une dérogation historique et inconstitutionnelle. Le problème de la formation des imams comme celui des moyens nécessaires à la pratique dans des conditions décentes de la religion musulmane, qui ne disposait ni en 1905 ni en 1952 de lieux de culte digne de ce nom (mais était alors extrêmement minoritaire) et qui est désormais la 2e religion en France, doivent d’être posés. Mais la solution conforme à la constitution et aux valeurs françaises est la suppression du concordat en Alsace-Moselle accompagnée par exemple d’une réactivation et d’un fort renforcement, sous la forme d’une future fondation pour l’islam de France, de la fondation des œuvres de l’islam, créée en 2005 mais qui n’a jamais réellement fonctionné – encore faudra-t-il que cette fondation soit organisée de façon raisonnée et dans le respect des lois laïques.

Cette proposition de l’institut Montaigne est donc à mes yeux totalement inacceptable.

Le sujet est beaucoup plus complexe en ce qui concerne les pays étrangers. Dans de nombreux pays, avec ou sans fonctionnement démocratique, la loi limite ou interdit la liberté de conscience ou, l’égalité homme-femme, et autorise les atteintes à l’intégrité corporelle et les châtiments corporels…

Les valeurs des Lumières ne peuvent être exportées brutalement. Aujourd’hui par exemple, la lutte contre l’excision dans les pays où elle est culturellement répandue se fait selon deux stratégies alternatives : l’interdiction législative, qu’il est très difficile de faire appliquer et qui braque la population, ou l’action sociale de terrain. Caroline Fourest, et c’est un autre point sur lequel je suis d’accord avec elle, écrit à ce sujet [37] :

Il ne faut jamais céder à la culpabilisation au point de renoncer aux droits de l’homme. Reste que ces droits n’avancent pas sans pédagogie et dialogue. […] Au Sénégal, les programmes de lutte contre les mutilations sexuelles les plus efficaces sont ceux où des ONG réussissent à convaincre tout un village d’abandonner cette pratique en même temps. Ce qui supprime la tentation de maintenir la tradition pour faire comme les autres. Dans ce contexte, [emprisonner] une femme excisant sa fille ne sert qu’à isoler la femme et sa fille.

Elle précise évidemment :

Il en va autrement si cette famille choisit de vivre dans un pays où l’excision est condamnée.

Il faut un patient travail culturel, dans le respect de l’autre, pour espérer obtenir une évolution de ces valeurs : les Lumières et la démocratie ne s’imposent pas par les B52, les missiles Tomahawk, les Rafales et les drones. Et la coexistence de valeurs différentes est difficile : l’évolution du Liban au début des années 70 ou de la Syrie depuis 2010 montre que des pays où une cohabitation harmonieuse et riche a existé peuvent diverger violemment.

Il faut se garder de ceux qui, sous prétexte de respect de l’autre, favorisent le communautarisme, qu’il soit religieux ou ethnique, tout comme de ceux qui détournent la laïcité pour privilégier les « racines chrétiennes » de la France. Les groupes à idéologie communautariste, religieuse ou victimaire qui entretiennent délibérément le flou sur les valeurs qu’ils reconnaissent en jouant sur les périmètres géographiques sont tout aussi dangereux que la prise de position de l’institut Montaigne critiquée plus haut. Je suis par exemple profondément mal à l’aise quand Marwan Muhammad, directeur du collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), dit : « Je ne condamne pas les choix des uns et des autres d’être homosexuels ou d’être polygames, ça ne m’intéresse pas [38] », ou quand Tariq Ramadan se déclare « Pour un moratoire sur l’application de la charia dans le monde musulman [39] ». Étrangement, le jésuitisme n’est pas loin. Je préfèrerais de beaucoup que ce genre de prise de position commence par l’affirmation du respect absolu de la loi française, se poursuive par une prise de position claire sur l’homosexualité, la polygamie ou la lapidation et s’achève par une proposition de démarche pour faire évoluer les choses.

Mais dans notre rubrique « Les intégristes ne sont pas tous musulmans », notons la peu honorable démarche de ces maires français qui ont annoncé qu’ils déposeraient le 16-12-2016 un recours devant l’ONU pour dénoncer « l’atteinte à la liberté de conscience » que constitue à leurs yeux eux l’obligation de marier des couples homosexuels [40]. Rappelons qu’un maire exerce ses fonctions d’officier d’état civil au nom de l’État et a l’obligation d’appliquer la loi de la République. Le maire ou l’adjoint qui refuse de célébrer un mariage entre personnes du même sexe s’expose à différentes sanctions, pouvant aller jusqu’à la suspension provisoire, la radiation, 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende. Ses scrupules religieux ne peuvent donc lui interdire de célébrer un mariage d’un couple de personnes du même sexe (il ne peut avoir un comportement discriminatoire « à l’égard des étrangers, des homosexuels, des personnes pacsées ou divorcées, des opposants politiques par exemple »). Mais, sans qu’il puisse avancer de motif discriminatoire, il a de fait de nombreuses possibilités : tout adjoint, qui est également officier d’état civil, peut procéder au mariage, et le maire peut déléguer la célébration à un autre membre du conseil municipal. Et, si ces solutions ne le satisfont toujours pas, la seule solution pour lui est de démissionner [41].

4.4    Démarche de mise en œuvre

4.4.1    Lois et réglementation

Comme je l’ai dit plus haut, il reste nécessaire de faire évoluer la législation et la réglementation sur certains points.

Mais cela ne doit pas être fait, comme cela l’a été trop souvent, par des mesures pointillistes qui peuvent, de ce fait, être accusées – de bonne foi ou non – d’être discriminatoire et risquent en tout cas d’être perçues comme telles.

Le présent article propose un choix dans un large ensemble de propositions, qu’il est essentiel de mettre en œuvre dans un programme global et coordonné ayant pour objectif l’intégration.

4.4.2    Communication

Pour accompagner ce programme, la communication doit mettre l’accent sur les bénéfices que chacun en retirera, et pas sur de nouvelles contraintes. La liberté de conscience, le respect de l’autre, l’égalité des droits et des devoirs, les progrès de l’intégration sont des valeurs qui peuvent être très largement, et de plus en plus, majoritaires, à condition qu’on les promeuve correctement.

La conclusion du rapport Stasi est à mes yeux un texte remarquable, qui montre le chemin d’une communication adaptée.

La loi du 9 décembre 1905 a affirmé la séparation de l’Église et de l’État. La question laïque ne se pose plus aujourd’hui dans les mêmes termes. En un siècle la société française est devenue sous l’effet de l’immigration diverse sur le plan spirituel et religieux. L’enjeu est aujourd’hui de ménager leur place à de nouvelles religions tout en réussissant l’intégration et en luttant contre les instrumentalisations politico-religieuses. Il s’agit de concilier l’unité nationale et le respect de la diversité. La laïcité, parce qu’elle permet d’assurer une vie commune, prend une nouvelle actualité. Le vivre ensemble est désormais au premier plan.

Pour cela, la liberté de conscience, l’égalité de droit, et la neutralité du pouvoir politique doivent bénéficier à tous, quelles que soient leurs options spirituelles. Mais il s’agit aussi pour l’État de réaffirmer des règles strictes, afin que ce vivre en commun dans une société plurielle puisse être assuré. La laïcité française implique aujourd’hui de donner force aux principes qui la fondent, de conforter les services publics et d’assurer le respect de la diversité spirituelle. Pour cela, l’État se doit de rappeler les obligations qui s’imposent aux administrations, de supprimer les pratiques publiques discriminantes, et d’adopter des règles fortes et claires dans le cadre d’une loi sur la laïcité.

[…] La commission s’est prononcée à l’unanimité des présents sur l’ensemble des propositions et, sous réserve d’une abstention, sur la proposition relative à l’interdiction du port de tenues et signes religieux et politiques dans les établissements d’enseignement. La commission est convaincue que ses propositions peuvent affermir l’existence de valeurs communes dans une laïcité ouverte et dynamique capable de constituer un modèle attractif et fédérateur. La laïcité n’est pas qu’une règle du jeu institutionnel, c’est une valeur fondatrice du pacte républicain permettant de concilier un vivre ensemble et le pluralisme, la diversité [42].

4.4.3    Philosophie de l’action

Mais les actions de l’exécutif, depuis 2004, sous la présidence de J. Chirac, de N. Sarkozy et de F. Hollande, ont trop souvent, je l’ai dit, préféré l’action coup de poing à objectif politicien à court terme, en contradiction avec l’esprit de la laïcité tel qu’il est formulé dans le texte cité ci-dessus.

Si je compare le traitement des trois sujets signes religieux, voile intégral et mariage pour tous d’une part, et le traitement du sujet fin de vie d’autre part, qui sont à mon avis les grandes réformes sociétales obtenues par la loi depuis 2004, je considère que seule la question de la fin de vie a été traitée correctement.

Elle l’a été par deux lois votées à 11 ans d’intervalle, la loi du 22-04-2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Leonetti, et la loi du 02-02-2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, dite loi Claeys-Leonetti. Sur un sujet extrêmement délicat, qui divise l’opinion, il a été décidé d’avancer prudemment et par étapes. Cela a permis, malgré des oppositions ayant des objectifs opposés – ceux qui souhaitent une reconnaissance du droit absolu à l’euthanasie et ceux qui souhaitent une interdiction totale de l’euthanasie –, la législation évolue de façon importante. Et elle va encore le faire. Vouloir aller plus vite aurait très probablement abouti à des réactions comme celles que la loi sur le mariage pour tous a provoqué avec la « manif. pour tous ».

Les autres sujets, concernant la laïcité (avec la loi de 2004 sur les signes religieux de laquelle on peut rapprocher, pour la façon dont elle est perçue, la loi de 2010 sur la dissimulation du visage, même si elle répond à un objectif sécuritaire et pas laïque) et le mariage pour tous (loi de 2013) devaient de mon point être traités et ces lois sont à l’origine d’avancées essentielles, mais les arbitrages politiques de gauche comme de droite ont abouti des décisions imparfaites car très incomplètes : en parallèle aux progrès importants dont elles sont l’origine, ces lois ont abouti à un accroissement grave de clivages qui auraient pu et dû être évités. Et le la diminution du soutien des Français d’origine immigrée récente pour le parti socialiste, en particulier depuis 2012 comme le souligne G. Kepel, est une conséquence de ces erreurs.

Je le répète, le plus efficace n’est pas, ou presque jamais, d’aborder les problèmes en parant de la laïcité, mais de rétablir un dialogue et de mener des actions concrètes là où la République avait abandonné depuis des décennies la promotion de ses valeurs, qui sont, dans l’ordre, Liberté, Égalité, Fraternité… et Laïcité. Cette position a par exemple été défendue par des participants à la table ronde des Septièmes rencontres de la laïcité [43], en particulier Habla Lassouani et Danièle Fouache.

Cette position est également clairement celle de Gilles Kepel : reprenons les dernières phrases de trois de ses ouvrages.

  • Dans Quatre-vingt-treize[44], il parle du « défi de la désintégration de la société – à laquelle ne peut répondre qu’une politique résolue d’intégration »,
  • Dans Banlieue de la République[45], il écrit : « Il est trop tôt pour en [il s’agit du « vote communautaire »] apprécier l’attractivité réelle sur les électeurs musulmans, pour lesquels s’offrent bien évidemment d’autres voies de participation politiques, ancrées dans la laïcité de la République. Mais encore faut-il que cette laïcité mette en œuvre les moyens de l’intégration sociale dont nous avons observé les aléas tout au long de cette enquête – et sans laquelle elle ne resterait qu’un vœu… pieux !
  • Dans Terreur dans l’hexagone (écrit avec Antoine Jardin) [46], il écrit :

Si une institution, au terme de de ce cheminement, nous semble devoir être refondée et reconstruite pour traiter sur le long terme cet immense défi, c’est l’instruction publique, depuis la crèche jusqu’à l’université, tombée aujourd’hui dans l’indigence du fait d’une impéritie coupable de la classe politique tout entière.

De notre périple à Lunel, éphémère « capitale du djihad français » en 2014, nous avons conservé l’image d’un seul lieu où toutes les composantes de la cité vivent dans une « amitié », pour reprendre un terme de Pierre Manent, qui leur permet de dépasser par le travail et les valeurs partagées atavisme et communautarisme : le lycée. Et nous espérons avoir contribué, au moment où le lecteur refermera ce livre, à montrer que le débat national et la mise en œuvre de politiques publiques qu’appelle la terreur dans l’Hexagone ne sauraient être menés à bien sans s’appuyer sur les connaissances que peut encore produire (mais pour combien de temps ? – notre Université.

Pour lui aussi, l’ordre de priorité est le suivant : l’objectif majeur est l’intégration, le champ d’action essentiel est l’instruction publique, et les valeurs de la laïcité sont un outil fort, à condition qu’elle soit conçue comme une laïcité d’intégration.

5      Annexes

5.1    Propositions

Dans la liste ci-dessous, les propositions précédées de « * » ont été mises en œuvre, et celles précédées de « (*) » l’ont été partiellement.

5.1.1    1e ensemble de propositions

  • Lutter fermement contre le racisme et l’antisémitisme. Inviter à cet égard les administrations à la plus grande fermeté, notamment dans le secteur de l’éducation nationale.
  • Faire respecter strictement les règles d’obligation scolaire et le contenu des programmes.
  • * Faire de la laïcité un thème majeur de l’instruction civique, à l’occasion notamment d’une « journée de Marianne ».
  • Mieux assurer l’enseignement du fait religieux.
  • Inviter les administrations à prévoir des mets de substitution dans les cantines publiques.
  • (*) Adopter solennellement une Charte de la laïcité qui serait remise à différentes occasions : la remise de la carte d’électeur, la formation initiale des agents du service public, la rentrée des classes, l’accueil des migrants – qu’un contrat d’accueil et d’intégration soit signé ou non – ou l’acquisition de la nationalité. La commission préconise qu’elle soit aussi affichée dans les lieux publics concernés.
  • Insérer la laïcité dans le programme des journées de préparation à la défense nationale.
  • Inviter les administrations à prendre en compte les impératifs religieux funéraires.
  • Encourager la destruction des ghettos urbains par le remodelage des villes.
  • Rendre possible l’accès à l’école publique dans toutes les communes.
  • Donner dans les communes la priorité aux équipements sportifs communs favorisant le brassage social.
  • En Alsace-Moselle, inclure l’Islam au titre des enseignements religieux proposés et laisser ouvert le choix de suivre ou non un enseignement religieux.
  • Supprimer les Enseignements des Langues et Cultures d’Origine (ELCO) et les remplacer progressivement par l’enseignement des langues vivantes. L’enseignement de langues non étatiques nouvelles doit être envisagé (par exemple, berbère, kurde). Développer l’apprentissage de la langue arabe dans le cadre de l’éducation nationale et non dans les seules écoles coraniques.
  • Assurer un enseignement complet de notre histoire en y intégrant l’esclavage, la colonisation, la décolonisation et l’immigration.
  • Rééquilibrer le soutien apporté aux associations au profit des associations culturelles.
  • Recruter des aumôniers musulmans dans l’armée et dans les prisons.
  • * Mettre en place une autorité de lutte contre les discriminations.
  • Donner aux courants libres-penseurs et aux humanistes rationalistes un accès équitable aux émissions télévisées de service public.
  • Adopter une loi sur la laïcité qui comporterait un double volet : d’une part, préciser les règles de fonctionnement dans les services publics et les entreprises ; d’autre part, assurer la diversité spirituelle de notre pays.

a. Le fonctionnement de services publics

  • Affirmer le strict respect du principe de neutralité par tous les agents publics. Inclure l’obligation de neutralité des personnels dans les contrats conclus avec les entreprises délégataires de service public et avec celles concourant au service public. A l’inverse, préciser que les agents publics ne peuvent être récusés en raison de leur sexe, race, religion ou pensée.
  • Prévoir que les usagers des services publics doivent se conformer aux exigences de fonctionnement du service public.
  • * Adopter pour l’école la disposition suivante : « Dans le respect de la liberté de conscience et du caractère propre des établissements privés sous contrat, sont interdits dans les écoles, collèges et lycées, les tenues et signes manifestant une appartenance religieuse ou politique. Toute sanction est proportionnée et prise après que l’élève a été invité à se conformer à ses obligations » ; cette disposition serait inséparable de l’exposé des motifs suivant : « Les tenues et signes religieux interdits sont les signes ostensibles, tels que grande croix, voile ou kippa. Ne sont pas regardés comme des signes manifestant une appartenance religieuse les signes discrets que sont par exemple médailles, petites croix, étoiles de David, mains de Fatma, ou petits Coran».
  • Prévoir dans la loi sur l’enseignement supérieur la possibilité d’adopter un règlement intérieur rappelant aux étudiants les règles liées au fonctionnement du service public.
  • Compléter la loi hospitalière pour rappeler aux usagers leurs obligations, notamment l’interdiction de récuser du personnel soignant ou le respect des règles d’hygiène et de santé publique.
  • * Insérer dans le code du travail un article pour que les entreprises puissent intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires et au port de signes religieux pour des impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou à la paix sociale interne

b. Le respect de la diversité spirituelle

  • Faire des fêtes religieuses de Kippour et de l’Aïd-El-Kebir des jours fériés dans toutes les écoles de la République. Dans le monde de l’entreprise, permettre aux salariés de choisir un jour de fête religieuse sur leur crédit de jours fériés.
  • Créer une école nationale d’études islamiques.

5.1.2    2e ensemble de propositions

  • Inscrire dans le règlement intérieur de tous les établissements publics d’enseignement supérieur les obligations de l’étudiant au regard du principe de laïcité, en matière d’enseignement, de même que les procédures disciplinaires applicables en cas de manquement. Aucune raison d’ordre religieux, philosophique, politique, aucune considération de sexe ne peuvent en effet être invoquées pour refuser de participer à certains enseignements, pour empêcher d’étudier certains ouvrages ou auteurs ou pour récuser certains enseignants.
  • Fixer par une loi que dans les salles de cours, lieux et situations d’enseignement et de recherche des établissements publics d’enseignement supérieur, les signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse soient interdits.
  • Imposer que les obligations qui régissent les papiers d’identité officiels – tels que carte nationale d’identité, passeport ou titre de séjour – s’appliquent aussi à la carte d’étudiant.
  • Consacrer un temps d’enseignement à l’étude du principe de laïcité pour les étudiants durant le cycle Licence. Insérer l’étude du principe de laïcité dans les programmes des formations débouchant sur un métier des fonctions publiques d’État, hospitalière ou territoriale ou sur un métier des carrières sanitaires et sociales. Les écoles supérieures du professorat et de l’éducation et les établissements du réseau des écoles du service public doivent intégrer l’étude de la laïcité, pour tous leurs étudiants, élèves et stagiaires, en formation initiale et continue. Décider enfin l’organisation, par le Ministère de l’Enseignement supérieur, d’une formation de formateurs sur la laïcité
  • Rappeler les obligations des étudiants lors des examens, notamment l’exigence d’identification (en conformité avec la recommandation sur les papiers d’identité) l’interdiction de tout objet ou manifestation susceptible de gêner les autres candidats dans le traitement même de l’épreuve ou d’en perturber le déroulement en contrevenant à la nécessaire neutralité des conditions d’examen. Faire figurer ces obligations dans la partie règlementaire du Code de l’Éducation.
  • Appuyer la démarche des responsables des établissements d’enseignement supérieur qui consiste à éviter de programmer des séances d’examen écrit les jours de grandes fêtes religieuses tels que mentionnés, chaque année, au Journal Officiel de la République Française. Faire figurer dans les règlements intérieurs des établissements un article précisant qu’aucune raison d’ordre religieux ne pourra être invoquée pour refuser de participer aux examens, contester les sujets, les examinateurs ou les jurys.
  • Appliquer effectivement le monopole d’État de l’attribution des grades universitaires (collation des grades) par les seules universités publiques.
  • Prescrire que toute occupation d’un local, au sein d’un établissement d’enseignement supérieur par une association étudiante, fasse l’objet d’une convention d’affectation des locaux. Ces locaux ne peuvent en aucun cas être affectés aux cultes. Des critères d’attribution, en particulier la non-discrimination et l’égalité hommes-femmes doivent être retenus. Hors les aumôneries, l’objet et les activités de ces associations ne sauraient être cultuels.
  • Imposer par arrêté du ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche la diffusion de la Charte de la laïcité dans les services publics dans tous les sites des établissements publics d’enseignement supérieur. Celle-ci doit être affichée aux entrées et dans les espaces de circulation de ces établissements. Elle doit enfin être annexée au règlement intérieur et portée à la connaissance de tous les étudiants.
  • Appliquer effectivement les circulaires et décrets concernant les crédits du Fonds de solidarité et de développement des initiatives étudiantes (FSDIE). Ces crédits ne sauraient être attribués à des associations dont l’objet et les activités sont cultuels.
  • Faire désigner par les instances décisionnelles de chaque établissement un correspondant Laïcité en son sein. Cette mission pourrait être dévolue – là où la fonction a été créée – au médiateur de l’établissement d’enseignement supérieur.
  • Insérer dans le Code de l’Éducation une disposition législative précisant que le personnel et les locaux des CROUS sont soumis au principe de laïcité. Ils ne peuvent notamment accueillir aucun lieu de culte, ni fournir de restauration de nature confessionnelle.

5.2    À propos de la loi de 2013 sur le mariage pour tous

Je répète que j’étais convaincu qu’il fallait une évolution législative allant dans le sens de ce qu’on appelle le mariage pour tous, et que la loi de 2013 représente une grande avancée.

Mais je considère qu’elle a été mal conçue, que la procédure législative retenue était inadéquate, que cela est dû à des choix de politique politicienne et qu’une autre démarche aurait à la fois apporté une réponse satisfaisant la très grande majorité des homosexuels et évité la radicalisation qui s’est traduite en particulier par la manif. pour tous et par l’exacerbation de l’homophobie dans une trop large fraction de la population française.

L’Exposé des motifs du Projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes du même sexe est très pauvre, puisqu’il dit seulement que ce projet pour objectif de « répondre à la demande des couples de personnes du même sexe qui souhaitent pouvoir se marier [et] à leur demande d’accès à l’adoption ». En revanche, l’Étude d’impact de la loi est très révélatrice de ce que j’estime être une manipulation.

Elle étudie en effet les 4 options ci-dessous.

  • Option n° 1 : améliorer le régime du PACS
  • Option n° 2 : instaurer une nouvelle union civile réservée aux couples du même sexe
  • Option n° 3 : substituer au mariage et au PACS une union civile ouverte à tous
  • Option n° 4 : ouvrir le mariage aux couples du même sexe

Cette approche serait excellente… si elle respectait le principe de base de la méthode des scénarios : une étude comparative sérieuse et approfondie de scénarios bien conçus. Or ce n’est absolument pas le cas.

Même si on peut être d’accord sur le rejet de l’option 2 pour les raisons de complexité indiquées dans l’étude d’impact, et de l’option 3 compte tenu de la remise en cause du périmètre actuel du mariage qu’elle représenterait comme le souligne l’étude d’impact, l’évaluation des deux autres options est extrêmement simpliste.

  • Pour l’option 1, définie sans justification comme excluant a priori un lien entre le PACS et la filiation, il est simplement dit qu’il « est probable [47] qu’en l’absence de mesures instaurant un lien entre le PACS et la filiation, cette modification ne serait pas jugée nécessaire ».
  • L’option 4 est donc retenue, les deux raisons suivantes étant avancées : l’option 1 complétée par une amélioration du PACS « pourrait comporter une fragilisation du mariage à l’avenir », le PACS devenant presque aussi attractif que le mariage (on peut se demander en quoi cela serait un inconvénient…) ; et cette extension « ne répondrait pas à la revendication essentielle de l’égalité des droits, entendue comme la possibilité d’avoir accès à la même institution » : c’est, nous le verrons, une définition discutable de l’égalité des droits.

L’étude d’impact repose à mes yeux sur une triple manipulation : d’une part, on exclut le traitement de la filiation de la définition de l’option 1, et on rejette celle-ci du fait de cette exclusion, ce qui ressemble fort à un piège qu’on se serait tendu à soi-même : il ne reste plus ensuite qu’une option viable, l’option 4 d’ouverture du mariage ; d’autre part, on prend comme postulat que l’objectif est l’accès à la filiation et pas à l’autorité parentale conjointe, postulat qui est à l’origine de l’extension à de larges couches de l’opposition au projet de loi, qui aurait été bien mieux reçu si on avait choisi le postulat inverse ; enfin, on conclut en disant : « Il paraît donc opportun de permettre aux couples de personnes du même sexe de se marier et par voie de conséquence d’adopter », ce qui établit un lien trompeur sur la nécessité de passer par le mariage pour adopter.

Ce soi-disant choix n’est donc en rien justifié dans l’étude d’impact.

Les objectifs que je considérais comme essentiels pour une évolution législative sur le statut des couples de personnes du même sexe sont les suivants :

  • l’amélioration du statut patrimonial, en particulier dans le cadre des successions, des pensions de réversions, etc. ;
  • la reconnaissance du partage de l’autorité parentale des deux membres du couple ayant élevé un enfant, même après une séparation ;
  • l’accès à la nationalité française dans les mêmes conditions que pour un couple hétérosexuel.

La conclusion que j’en tire est que la loi aurait atteint ces objectifs et serait beaucoup plus consensuelle si elle se limitait à une évolution du PACS incluant le partage de l’autorité parentale en cas d’adoption par un membre d’un couple de personnes du même sexe. Cette évolution aurait aussi pu prévoir que le PACS soit célébré en mairie et pas par engagement privé après conclusion d’un contrat par acte sous seing privé ou acte authentique.

Mais ce qui est le plus grave, ce n’est pas que l’option retenue soit justifiée par des arguments discutables. C’est ici que se pose la question des objectifs réellement poursuivis par le gouvernement et le Président de la République quand ils ont choisi l’option 4. Est-ce avoir l’esprit mal tourné que de penser qu’ils ont délibérément choisi la solution la plus clivante, en prenant en compte les revendications des associations les plus extrémistes (il y en a aussi dans les associations LGBT, l’intégrisme n’est pas le privilège des seules religions du Livre) en recherchant un consensus plus restreint et en suscitant délibérément une opposition forte, de façon à se redonner une image « progressiste » en tenant tête à une vaste coalition de la droite, des intégristes aux plus modérés, pour faire oublier la politique social-libérale consciencieusement menée depuis l’élection présidentielle dans le domaine économique et social ? Cela comportait le risque, malheureusement désormais avéré, de ranimer fortement l’homophobie. Même s’il n’y a pas eu 800 000 manifestants dans la rue, il y en a certainement eu bien plus de 380 000 : c’est de toute façon beaucoup trop, mais c’est en plus énorme, et beaucoup de slogans d’un autre âge, particulièrement répugnants, sont réapparus : la parole homophobe s’est manifestement libérée. Une démarche plus progressive, comme celle évoquée plus haut à propos des lois sur droits des malades et à la fin de vie aurait été moins clivante et plus efficace politiquement.

Un essai de mai 2011 de Terra nova, un think tank proche du PS, et plus précisément de l’aile droite social-libérale du PS qui est au pouvoir depuis 2012, intitulé Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? disait :

Si la coalition historique de la gauche est en déclin, une nouvelle coalition émerge. Sa sociologie est très différente :

  • Les diplômés. […]
  • Les jeunes. […]
  • Les minorités et les quartiers populaires [mais la suite parle plus de la diversité que des « quartiers populaires » dans leur ensemble…].
  • Les femmes […].

[…] Contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socioéconomiques [2] cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes

La volonté du parti socialiste de changer sa cible marketing, pardon son électorat [48], a donné des résultats allant au-delà de ce qu’on pouvait imaginer ans : il a continué à perdre sa « coalition historique », et a manifestement raté sa « nouvelle coalition ». Et la désaffection des électeurs de culture musulmane vis-à-vis du parti socialiste a certainement été renforcée par les choix qui ont été fait dans la conduite de dossier du mariage pour tous.

 

[1] Nicolas Sarkozy, discours au Palais du Latran lors de la prise de possession, en tant que Président de la République, de son siège de « chanoine d’honneur » de la basilique de Saint Jean de Latran, le 20-12-2007.

[2] Jean Baubérot, Les sept laïcités françaises : le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, coll. « Interventions », 2015.

[3] Caroline Fourest, Génie de de la laïcité. La laïcité n’est pas un glaive mais un bouclier, Grasset, 2016, p. 267.

[4] Voir http://www.islamophobie.net/articles/2016/09/20/vos-droits-quant-au-port-de-signes-religieux-sur-les-photos-des-cartes-etudiante (consulté le 08-11-16).

[5] Voir le décret n° 2009-427 du 16 avril 2009

[6] Voir l’art. 2 de la loi sur le site Légifrance. Cet article est l’un des (rares) points positifs de cette loi…

[7] La gestion du fait religieux dans l’entreprise, Observatoire de la laïcité, 07-2016. Dans ce document, il me paraît y avoir une incohérence entre le point 1 en bas de la p. 3 et le point 2 en haut de la p. 4 : une entreprise peut-elle, oui ou non, exiger de certains de ses membres, en contact avec la clientèle de ne pas porter de signes religieux ostentatoires ? La réponse ne me paraît pas claire.

[8] Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. Rapport au Président de la République, La Documentation française, 11-12-2003, p. 66 à 69.

[9] Avis. Expression religieuse et laïcité dans les établissements publics de l’enseignement supérieur en France, Haut conseil à l’intégration, mission de réflexion et de propositions sur la laïcité 05-08-2013, p. 33 à 35 (document confidentiel, mais consultable).

[10] C. Fourest, op. cit., p 270.

[11] En fait du début des années 90 au vote de la loi en 2004.

[12] « Voile : les ‘‘regrets’’ de quatre sages », lemonde.fr, 03-02-2004

[13] Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Gallimard, 2012, p. 264 et 265.

[14] Loi du 11 Octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.

[15] Voir ci-dessous, la 1e proposition du point a) du § 5.1.1.

[16] op. cit., voir note 8.

[17] Voir en annexe le § 5.1.2.

[18] Il a par exemple exposé sa position lors d’une conférence le 15-11-2016.

[19] op. cit., p. 200

[20] op. cit., p. 192.

[21] « Cinq questions sur la kippa », lemonde.fr, 13-01-2016.

[22] The Times of Israel,« Une femme portant une kippa écartée du mur Occidental », 07-07-2015.

[23] Caroline Fourest et Fiametta Venner, Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Calmann-Lévy, 2003

[24] op. cit., p. 64.

[25] Discours de Manuel VALLS, Premier ministre, à la cérémonie organisée par le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) en hommage aux victimes des attentats à Paris (xxe), le samedi 9 janvier 2016.

[26] op. cit., p. 39 et 40.

[27] C’est moi qui souligne.

[28] « Valls sur le Burkini : « Une vision archaïque de la place de la femme dans l’espace public » », La Provence,
17-08-16.

[29] « Laïcité : les positions ‘‘décomplexées’’ de Valls », lemonde.fr, 28-01-2016.

[30] Caroline Fourest, Éloge du blasphème, Grasset, 2015.

[31] op. cit., p. 69.

[32] op. cit., p. 265.

[33] Selon lui, le processus de laïcisation est un processus occidental particulier ; c’est notre identité moderne, et c’est une identité heureuse ; c’est une richesse fondamentale dont nous devons être fiers (notes prises lors d’une conférence le 25-10-2016).

[34] op. cit.

[35] op. cit.

[36] Hakim El Karoui, Un islam français est possible, Rapport, Institut Montaigne, septembre 2016.

[37] Caroline Fourest, La dernière utopie. Menaces sur l’universalisme, Grasset, 2009.

[38] Voir l’article « Marwan Muhammad, porte-voix combatif des musulmans », lemonde.fr, 31-10-2016. Sur le CCIF, on lira l’intéressante position exprimée dans l’article » Le cri d’alarme de Gilles Kepel avant la guerre civile », lemonde.fr, 05-11-2016.

[39] Voir son article sur lemonde.fr, 01-04-2005.

[40] Voir par exemple « Les maires opposés au mariage gay en appellent à l’ONU », Le Figaro, 15-12-2016.

[41] Sur ces aspects juridiques, voir la circulaire INTK 1300 195 C du 13-06-2013, intitulée Conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d’un officier d’état civil et la page « Un maire peut-il refuser de célébrer lui-même un mariage ? » du site service-public.fr.

[42] op. cit., p. 66 et 69.

[43] Ces rencontres ont été organisées le 06-12-2016 à l’Assemblée nationale.

[44] op. cit.

[45] Gilles Kepel, Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, 2012, p. 503 (Institut Montaigne, 2011, pour la 1e édition).

[46] Gilles Kepel avec Antoine Jardin, Terreur dans l’hexagone. Genèse du djihad français, Gallimard, 2016

[47] C’est moi qui souligne les mots en gras dans les citations.

[48] Voir à ce sujet, sur ce blog, l’article « Le PS voulait perdre son électorat : il a réussi »

 

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