Réforme des retraites et langue de bois politique et syndicale

Je vais d’abord parler de la retraite générale des salariés du privé.

Commençons par rappeler quelques faits connus qu’il est difficile de contester.

  • Le régime général des retraites est gravement en déficit.
  • Cela est dû en premier lieu à l’accroissement du nombre de retraités rapporté au nombre de personne en âge de travailler, causé par l’allongement de l’espérance de vie.
  • L’importance du chômage pèse sur le volume de cotisation des actifs, et aggrave donc les conséquences du point précédent.
  • La gauche a longuement étudié le problème [1] durant les 16 ans pendant lesquels elle a été au pouvoir dans les 32 dernières années.
  • Il n’est pas vivable à long terme que les déficits publics de la France soient de l’ordre de 10 % des prélèvements publics (4,8 % du PIB pour 2012 [2]), ce qui continue à accroître la dette publique, dont la charge reposera sur les générations futures.

Continuons avec d’autres faits incontestables, mais souvent délibérément occultés.

  • La gauche a, durant ces mêmes 16 années de pouvoir et manifestement pour des raisons électoralistes, soigneusement évité toute réforme, sauf le passage de l’âge plancher de départ à la retraite à taux plein de 65 à 60 ans en 1982 (ce qui est une des raisons de l’augmentation du déficit, mais était à l’époque une réforme socialement et humainement excellente, et économiquement possible car les déficits publics n’étaient pas à leur niveau actuel) et le récent retour à la retraite à 60 ans pour les seules personnes ayant commencé à travailler à 18 et 19 ans [3] (ici encore, une réforme humainement et socialement bonne mais qui aggrave le déficit). Lionel Jospin a d’ailleurs eu l’honnêteté de le reconnaître, lui qui a déclaré à l’Université d’été du PS à La Rochelle, le 26 août 2006 : « Je regrette de ne pas avoir traduit en action politique la réforme des retraites qui était prête » ; et qui a précisé, manière peu élégante de se défausser : « C’est la direction du parti qui m’a freiné dans cette affaire [à cause des réactions de l’opinion publique] ».
  • La gauche a donc laissé le sale boulot à la droite. Les principales actions ont été la réforme Balladur en 1993 (passage progressif de 37,5 à 40 ans de cotisations pour avoir accès à la retraite à taux plein et calcul du montant de la retraite sur les 25 meilleures années au lieu des 10 meilleures), la réforme Fillon en 2003 (avec l’augmentation progressive de la durée de cotisation à partir de 40 ans pour atteindre 42 ans en 2020 et, pour les fonctionnaires, l’allongement à 40 ans de cotisation) et la réforme Woerth en 2010 (passage progressif de 60 à 62 ans de l’âge plancher de départ à la retraite et de 65 à 67 ans de l’âge ouvrant droit à la retraite à taux plein). Rappelons que le plan Juppé, qui prévoyait d’étendre le champ de la réforme Balladur aux fonctionnaires et aux régimes spéciaux, a été abandonné en 1996 sous la pression des manifestations.
  • Il ne faut pas oublier que la droite est à l’origine d’une mesure de justice élémentaire que la gauche n’avait pas envisagée : c’est elle qui, à la suite de la réforme Fillon, en 2003, a ouvert (sous conditions de durée de cotisation) aux salariés qui avaient commencé à travailler à 14 ans (âge de fin de la scolarité obligatoire pour ceux qui sont nés avant 1953 ; 80 % environ de mes condisciples du primaire étaient quand même dans cette situation…) le droit de partir à 56 ans et à ceux qui avaient commencé à 16 ans le droit de partir à 58 ans, faisant passer leur durée minimale de cotisation de 46 ans (respectivement 44) à 42.
  • Les entreprises privées, dit très bien A. Comte-Sponville dans son livre Le Capitalisme est-il moral ?, ne sont ni morales ni immorales, et elles n’ont pas à l’être, elles sont amorales : leur objectif premier est et restera de faire du profit, ce ne sera jamais leur RSSE [4]. Il est donc tout à fait normal qu’elles choisissent leurs implantations pour optimiser leurs résultats : le coût du travail, dans le contexte de la mondialisation financière, est une variable essentielle de la compétitivité des entreprises, et la France, si elle agit seule, a fort peu de marge de manœuvre sur les décisions de délocalisation qu’elles prennent, à part la modification du coût du travail. Il faudrait une action concertée de régulation, au moins au niveau européen, et si possible au niveau de l’OCDE, pour limiter la concurrence fiscale et sociale et faire prendre en compte les coûts réels de la mondialisation et ses impacts non financiers (coût réel des transports pour la collectivité, prenant en compte les coûts externes ; impacts sociaux et environnementaux…).
  • Dire que « les entreprises » (ou le « Grand Capital ») « peuvent payer » est très souvent faux [5] : la plupart des très petites entreprises et des PME vivent difficilement, et leurs patrons n’ont pas des revenus choquants, loin de là ; les très grandes entreprises, qui font des milliards de résultat, les font pour l’essentiel hors de France, et là encore il faudrait une action internationale concertée pour limiter le dumping fiscal et social et l’habillage, souvent légal, des comptes permettant de minimiser les impôts sur ces résultats.
  • Les baisses de charges sociales qui ont été décidées dans les années passées, en particulier sur les bas salaires, ne constituent pas un « cadeau » aux entreprises, mais une modification de la répartition du financement des budgets publics entre acteurs, qui est un outil important d’action économique. Ces baisses sont d’ailleurs l’une des mesures qui a le plus contribué à une limitation durable du chômage [6].
  • La croissance dans les pays développés ne reviendra pas de façon durable en tout cas, à un niveau suffisant pour faire, sans autre action, diminuer sensiblement le chômage [7] : elle est passée de niveaux proches de 5 % durant les 30 Glorieuses, jusqu’en 1973, à 3 % puis 1,5 %, et l’épisode financier commencé en 2007 de la crise qui dure depuis le premier choc pétrolier s’est, jusqu’à aujourd’hui, traduit en France par une décroissance [8]. Il faut donc trouver d’autres outils pour faire diminuer le chômage, ce qui permettrait d’augmenter de façon indolore le volume des prélèvements sociaux.

Il ne faut évidemment pas s’étonner que les solutions que la droite a proposées puis le plus souvent mises en œuvre aient été jugées antisociales par les partis de gauche et les syndicats – et le soient bien souvent –, et qu’ils les aient contestées et combattues. Mais il est facile de critiquer, quand on est dans l’opposition, une réforme indispensable qu’on n’a pas eu le courage de faire quand on était aux affaires. Si on pense pouvoir faire mieux, il est dommage de ne pas avoir essayé.

En quoi cela nous aide-t-il pour apprécier la qualité de la concertation en cours sur la nouvelle réforme des retraites et pour nous faire une opinion sur la future réforme ?

Il faut donc, évidemment, rééquilibrer le système de retraite de base des salariés du privé.

Cela ne s’obtiendra pas, sauf miracle ayant aussi pour conséquence une grande aggravation des risques environnementaux, par le retour d’une croissance forte. Il faut donc augmenter le volume de prélèvements. Étudions différentes solutions possibles.

L’allongement de la durée de cotisation ou le report de l’âge minimum pour partir à taux plein n’aurait de sens que si l’emploi, en particulier celui des jeunes et des seniors, augmentait de façon significative. Si ce n’est pas le cas, cet allongement n’aboutira qu’à une baisse du niveau des futures retraites pour un important pourcentage de la population, qui aura commencé à cotiser tard, fini de cotiser tôt et eu des périodes importantes de chômage sans cotisation. Le soutien de la droite et du MEDEF à cette revendication, présentée par eux comme La Solution au problème des retraites, est donc de la pure langue de bois.

Il reste la diminution du niveau des retraites, solution que je n’approfondirai pas, même si on pourrait envisager un effort sur les retraites élevées, ou l’augmentation du niveau cotisation ou de prélèvement.

De nombreuses voix, à gauche de la gauche, disent qu’il suffirait de taxer les gros revenus et/ou les gros patrimoines, en particulier en réprimant la fraude fiscale. Antoine Peillon [9] estime à 590 milliards d’euros les avoirs français dissimulés dans les paradis fiscaux. Les exportations de capitaux par évasion fiscale seraient de plusieurs dizaines de milliards par an. Il s’agit en partie de fraude, mais aussi en partie d’évasion fiscale, sans doute immorale mais légale. De toute façon, récupérer une partie importante de ces sommes n’est, ici encore, possible que dans le cadre d’une politique coordonnée au niveau de l’Union européenne (UE) et si possible à un niveau plus large. On voit le temps qui a été nécessaire pour que l’UE, sous la contrainte des faits lors de la crise chypriote [10], accepte de commencer à remettre en cause son dogme sur les bienfaits de la libre circulation des capitaux dans un espace où la concurrence est libre et non faussée.

Jean-Marc Ayrault a annoncé le 27-08-2013 que la réforme reposerait sur une augmentation progressive des cotisations retraite patronales et salariales et sur la poursuite de l’allongement de la durée plancher de cotisation, qui devrait atteindre 43 ans en 2035. Quelle originalité ! Cela ressemble furieusement à la poursuite de réformes faites par la droite, qui avaient mis des centaines de milliers de militants de gauche, tous syndicats et partis confondus, dans la rue… Deux éléments nouveaux, cependant :

  • L’instauration en 2015 d’un « compte personnel de prévention de la pénibilité » : c’est la seule bonne nouvelle pour les salariés, et il a fallu bien longtemps pour que la gauche de gouvernement s’engage dans cette voie. Cette avancée sera financée par les entreprises, ce qui pose le problème du coût du travail.
  • Comme cela avait été annoncé aux syndicats patronaux, l’augmentation annoncée des charges patronales sera compensée, pour ne pas accroître le coût du travail, par une modification du financement de la branche famille : une partie des charges, devrait être transférée des charges patronales vers d’autres cotisations ou impôts, et cette « évolution sera engagée dès 2014, de sorte qu’il n’y ait pas de hausse du coût du travail l’année prochaine ». Il s’agit d’un bel exemple de jeu de bonneteau : on compense l’augmentation des cotisations patronales « grâce » à l’augmentation d’autres prélèvements, qui risque fort de concerner directement… les salariés, ou « grâce » à l’aggravation d’autres déficits.

Le financement par une augmentation de la CSG n’a pas été retenu, avec l’argument, soutenu par la CFDT, qu’elle n’a pas été créée pour cela. C’est historiquement exact, mais

  • il y a bien longtemps que l’affectation qui est annoncée de recettes fiscales et parafiscales n’est pas respectée, et cela serait d’ailleurs non conforme au principe budgétaire de non-affectation des ressources.
  • cela aurait eu au moins l’avantage de faire porter la charge sur une assiette plus large que les seules charges sur les salaires, car incluant les revenus financiers.

La solution retenue inclut une hausse de la part salariale des cotisations, qui entraîne une baisse du pouvoir d’achat des seuls salariés, et la hausse d’autres prélèvements non désignés pour le moment. Le gouvernement a préféré faire plaisir, sur ce point, à la CFDT, plutôt que de répartir plus clairement et plus largement l’effort.

Cette réforme, sur la base des informations dont nous disposons aujourd’hui, n’apporte que fort peu de réponses, et, à part une meilleure prise en compte de la pénibilité – ce qui n’est pas rien –, aucune idée originale. Il y a fort à parier que, en particulier si la croissance ne revient pas, le problème du financement du régime de base se reposera dans peu d’années. Tout reste à faire.

D’autre part, il est des problèmes qui sont très peu abordés par les organisations syndicales de salariés et patronales et par les politiques de tout bord, ceux des autres systèmes de retraites : retraite complémentaire des salariés (ARRCO), retraite complémentaire des cadres (AGIRC), retraite des fonctionnaires, régimes spéciaux, régime des indépendants, etc., mais aussi, et là on n’en parle jamais, retraite des non-titulaires de l’État, qui sont pourtant extrêmement mal traités. De dizaines de millions de salariés et retraités sont concernés par ces régimes, qui, pour les salariés du privé, paient une part souvent importante de l’ensemble de leur retraite. Or le débat reste focalisé sur la retraite de base.

Depuis des décennies, le traitement de ces régimes est repoussé à une date ultérieure : la droite a peur des réactions des salariés, dont certains votent pour elle et dont les manifestations la gênent, et la gauche de gouvernement a peur des réactions de sa base sociale – fonctionnaires, bénéficiaires de régimes spéciaux souvent plus favorables [11]

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Qu’attendons-nous, encore et toujours, de la gauche au pouvoir ? Qu’elle ait le courage d’inventer une réforme, certes difficile et ambitieuse, qui, enfin, traite le fond du problème avec des objectifs de justice sociale, de pérennisation de la retraite par répartition avec un financement sain et de fourniture aux entreprises d’un cadre clair et durable leur permettant d’accroître leur compétitivité.

Cette réforme doit être progressive. Par exemple, on peut envisager la définition d’une stratégie de fusion des différents systèmes de retraites avec une mise en cohérence du type retraite par points (méthode utilisée en particulier par l’ARRCO, l’AGIRC et beaucoup des retraites complémentaires de non-titulaires de l’État) et planifier sa mise en œuvre sur le long terme. Il aurait été possible, quand la gravité de la crise de financement des retraites est devenue évidente [12], de décider qu’il n’y aurait plus de recrutements avec le statut des régimes spéciaux : cela n’aurait pas remis en cause d’avantages acquis, et nous aurions déjà depuis une quinzaine d’années quelques régimes spéciaux de retraite en voie d’extinction. Est-il trop tard pour envisager des trajectoires de ce type ?

Il est également indispensable :

  • De lancer des actions volontaristes, en liaison avec des partenaires à identifier mais qui existent dans de nombreux pays de l’UE et de l’OCDE, pour coordonner les politiques fiscales, pour combattre le dumping social, pour améliorer le fonctionnement du secteur bancaire, etc.
  • De simplifier les modalités de détermination des impôts, cotisations et taxes qui sont de plus en plus complexes : comme je l’ai dit, le transfert d’une partie des cotisations famille vers d’autres cotisations ou impôts est un artifice, pas une solution. L’exemple du crédit impôt-recherche, principal outil retenu par le gouvernement pour améliorer la compétitivité des entreprises, est lui aussi éclairant : de nombreuses entreprises paient des consultants pour qu’ils leur construisent des dossiers permettant de les rendre éligibles à cet allègement d’impôt alors qu’elles ne le sont pas vraiment ; il aurait été plus clair et plus simple de définir une politique d’allègement, moyennant engagements, des charges sur les bas salaires. Une simplification des règles fiscales permettrait aussi de clarifier le débat sur la répartition du financement des systèmes de retraite entre charges sur les salaires, niveau des retraites, impôts et taxes.

Si la gauche ne court pas le risque de cette réforme ambitieuse et continue à se limiter à des réformes à la marge et à court terme, elle mécontentera tout le monde. Le risque serait alors fort que la droite revienne au pouvoir en 2017 et fasse, elle, les réformes musclées qu’elle n’a pas osée faire entre 2002 et 2012. Alors, chiche ? Comme disait Coluche : « [On] commence demain ! »

© Serge Ruscram, 28-08-2013
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog.


[1] Citons parmi beaucoup d’autres le Livre blanc (1991) sur les retraites, commandé par Michel Rocard, les rapports Charpin (1999), Teulade (2000), Taddei (2000), commandés par Lionel Jospin, le rapport Moreau (2013), commandé par François Hollande…

[3] N’oublions pas qu’il faut en plus qu’elles aient cotisé sans discontinuer, condition de plus en plus difficile à remplir. En tout état de cause, cela ne concerne que quelques dizaines de milliers de personnes (environ 100 000 au maximum en 2013).

[4] Cette responsabilité sociale, sociétale et environnementale n’est prise en compte par les entreprises que si elles y sont contraintes par la réglementation ou si elles y voient un avantage concurrentiel en termes de marketing et d’image de marque, comme dans le greenwashing.

[5] En revanche, il est possible et souhaitable de rendre plus transparente la connaissance des grandes fortunes et des hauts revenus et de durcir leurs conditions d’imposition, mais, ici encore, cela ne peut être fait qu’au niveau international.

[6] Les 35 heures n’ont pas, contrairement à ce que continuent à proclamer beaucoup de socialistes, qu’ils soient hiérarques hypocrites ou militants naïfs, créé 2 000 000 emplois, mais, ce qui est déjà très bien, environ 350 000, et l’ont fait en une fois : il s’agit d’un « enrichissement temporaire de la croissance en emplois » (voir à ce sujet : Dialogue social et programme économique, Serge Ruscram, Lulu éd., 2007 ; le Rapport d’information fait au nom de la délégation du Sénat pour la planification sur les perspectives macroéconomiques et des finances publiques à moyen terme (2005-2009), annexe au procès-verbal de la séance du 23-11-2004, consultable à l’adresse http://www.senat.fr/rap/r04-070/r04-0701.pdf ; INSEE, Données sociales, édition 2006, pp. 215 à 224 : « Le contenu en emplois de la croissance française », F. Toulemonde),

[7] Dans les conditions économiques actuelles, le taux de croissance considéré comme nécessaire pour stabiliser l’emploi en France est de 1 à 1,5 %.

[8] Le PIB de la France n’avait toujours pas, au 2e trimestre 2013, retrouvé son plus haut niveau historique, qu’il avait atteint au 1e trimestre 2008, et ce malgré la croissance de 0,5 % au dernier trimestre qui annoncerait, paraît-il, la reprise : voir les données trimestrielles fournies par l’INSEE à l’adresse http://www.insee.fr/fr/themes/comptes-nationaux/tableau.asp?sous_theme=8.1&xml=t_pib_vol (au 28-08-2013).

[10] À ce sujet, voir l’article Les coopérations renforcées, pour sauver l’Europe ! de ce blog.

[11] Que ce soit pour la durée de cotisation, l’âge de départ, le montant des retraites ou les avantages annexes.

[12] Cela l’était en tout cas déjà lorsque L. Jospin était Premier ministre, en particulier grâce aux différents rapports produits à ce moment : voir la note 1.

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