Les opinions divergentes, plus ou moins véhémentes, explosent dans les médias et parfois sur le pavé : est-ce un bien ou un mal d’ouvrir tel ou tel magasin, tel ou tel service le dimanche ?
- Les syndicats hurlent pour que le code du travail soit respecté – quelle audace –, et, bizarrement parfois en chœur avec les activistes chrétiens, hurlent les bienfaits du repos dominical.
- Les grandes enseignes hurlent qu’on les ruine en diminuant leur chiffre d’affaires d’environ 14,286 % (c’est à peu près 1/7) – et vous n’imaginez même pas l’impact sur leurs marges.
- La droite hurle que le modèle social français, qui fait encore obstacle au libre choix du salarié de se faire exploiter quand il veut, est archaïque et que, quand elle sera au pouvoir, elle lèvera enfin ces blocages qui paralysent notre belle France. On peut d’ailleurs se demander pourquoi elle ne l’a pas fait, ou alors trop timidement, de 2002 à 2012.
- Les étudiants pauvres, et ils sont nombreux, qui font quelques heures à la caisse d’une grande surface le week-end pour survivre pleurent, plus discrètement, qu’ils vivront encore moins décemment.
- Le parti socialiste, au pouvoir, est bizarrement beaucoup plus discret…
Et si on réfléchissait un peu avant de hurler, de pleurer ou de tergiverser ?
Le débat devrait être un peu plus large, et porter sur les plages d’ouverture le dimanche mais aussi dans la semaine. Je vais prendre l’exemple du Monoprix de mon quartier parisien. Avant les 35 heures, il était ouvert de 10 h à 20 h. Avec les 35 heures, il a progressivement élargi ses plages d’ouverture. Aujourd’hui, c’est de 9 h à 21 h 50 (précises, allez comprendre pourquoi).
Bien entendu, ça m’arrange : quand je rentre tard du boulot, j’ai encore une chance de le trouver ouvert, et j’ai moins à m’organiser pour faire mes courses. Si je bricole le dimanche et qu’il me manque, comme chaque fois, deux vis de 4 x 40 pour finir mon travail, je suis tout aussi content de pouvoir faire un saut au Mr Bricolage à côté de chez moi. Mais un peu plus d’organisation m’apporterait les mêmes résultats.
Et surtout, mon confort personnel n’est pas le seul objectif à prendre en compte : les conditions de travail des salariés concernés ne seraient-elles pas aussi à considérer ? Avez-vous déjà prêté l’oreille aux conversations entre elles des caissières et des femmes (oui, ce sont bien souvent des femmes) qui remplissent les rayons, pardon, les linéaires et les gondoles ? Eh bien, faites-le davantage : ce sont, elles aussi, des êtres humains.
Elles se plaignent : elles ont souvent des horaires hallucinants, par exemple 1 h 30 de travail à l’ouverture et 2 h à la fermeture. Et comme elles sont au SMIC ou à peu près (quand elles ne sont pas stagiaires), souvent à temps partiel non voulu, elles habitent en grande banlieue – elles préfèrent ça à Neuilly – et ne peuvent rentrer chez elles entre le créneau du matin et celui du soir. Elles partent maintenant une heure plus tôt de chez elles, et rentrent 1 h 50 plus tard, au mieux : en plus, la fréquence des métros, RER et trains de banlieue est plus faible à 22 h qu’à 20 h. Bizarrement, elles préfèreraient un temps plein avec 7 h en continu à un temps partiel qui les bloque de 9 h à 21 h 50, soit 12 h 50 au lieu de 10 h avant les 35 heures : ces prolétaires sont si étranges…
N’allez donc pas me dire que les salariés sont satisfaits des 35 heures : c’est une vision de statisticien, pour qui un homme qui a les pieds dans le congélateur et la tête dans le four est à une température moyenne agréable. En réalité, toutes les études sur l’impact des 35 heures l’ont confirmé :
Or une étude publiée par l’INSEE [1] aboutit aux conclusions suivantes.
Sur l’ensemble de la population concernée, 59% considèrent que les effets de la RTT sur leur vie quotidienne [2] (à la fois au travail et en dehors du travail) vont plutôt dans le sens d’une amélioration, et 13% qu’ils vont plutôt dans le sens d’une dégradation. Mais, pour les femmes employées ou ouvrières non qualifiées, ces chiffres sont ramenés respectivement à 40% et 20%.
Si on se limite à l’impact de la RTT sur les seules conditions de travail, 46% des salariés concernés considèrent que leur situation n’a pas changé, et, parmi les 54% qui ont vu une évolution, une petite majorité considèrent que leur situation s’est détériorée.
La variabilité des horaires, l’atypicité des horaires de manière générale et son augmentation, la modulation du temps de travail, la hausse des objectifs et l’impact défavorable de la RTT sur la rémunération influenceraient négativement cette satisfaction.
La fréquence du sentiment d’amélioration est croissante avec l’augmentation des effectifs dans l’unité de travail.
La satisfaction du salarié est significativement croissante avec sa situation sociale ainsi qu’avec la visibilité et l’autonomie dans les horaires de travail [3].
La satisfaction est plus élevée dans le cas d’entreprises ayant réduit la durée du travail dans le cadre du dispositif incitatif, sans doute parce que ce cadre impose la négociation d’accords et le respect de règles, qui contribuent à encadrer les modalités de la RTT (maintien du mode de décompte des temps par exemple).
Les femmes ayant un enfant de moins de 12 ans expriment une plus grande satisfaction. La RTT paraît améliorer les possibilités d’insertion dans la vie professionnelle et un moindre renoncement à l’activité, notamment pour les moins qualifiées, donc permettre un accroissement des taux d’activité féminins.
Le bilan de la RTT pour les conditions de travail est donc contrasté. Certes, elle a en moyenne amélioré la vie quotidienne des salariés concernés ; mais elle a quand même dégradé les conditions de cette vie quotidienne pour un tiers des femmes employées et ouvrières non qualifiées qui ont ressenti une évolution de ces conditions ; en ce qui concerne les conditions de travail, elles ont été dégradées (et ce, pour plus du quart des salariés concernés) plus souvent qu’améliorées. En outre, les bénéfices sont décroissants au fur et à mesure qu’on descend dans l’échelle des qualifications, des revenus et des responsabilités, et que la taille de l’entreprise diminue ; ils sont supérieurs si la RTT se fait dans un cadre réglementé.
De plus, la RTT, quand elle n’a pas été seulement une contrainte subie par les entreprises, s’est accompagnée d’une modification de l’organisation, destinée à améliorer la productivité du travail pour compenser l’augmentation de son coût. Cette modification se traduit inévitablement par une intensification du travail pour tous les salariés, y compris les cadres et les plus âgés : c’est « le pire ennemi du vieillissement au travail [4] », et c’est contradictoire [5] avec les réformes des retraites successives qui ont été ou vont être votées.
Dire que l’ouverture le dimanche augmente le chiffre d’affaires est d’autre part presque sûrement faux, sauf peut-être dans le cas des touristes qui viennent à Paris pour le week-end. Achèterez-vous un sixième de boulons de 12 ou de CD ou de smartphones en plus si vos magasins favoris sont ouverts le dimanche, ou répartirez-vous autrement vos visites et vos achats dans ces magasins ? Sauf si votre compte bancaire est énormément créditeur – et dans ce cas c’est votre domestique que vous enverrez faire les courses –, je pense que la réponse est claire.
Dire que l’ouverture le dimanche fournit aux étudiants pauvres un moyen de poursuivre leurs études, mais en même temps « mettre les allocations logement étudiant sous conditions de ressources en les réservant aux étudiants boursiers avec un système de dégressivité », comme le propose l’UMP dans son contre-budget [6] est une conception un peu particulière du rôle de l’État dans l’enseignement. Il ne faudrait pas pousser beaucoup pour dire que se prostituer est pour un(e) étudiant(e) un moyen certes regrettable mais parfois inévitable de payer ses études : un moindre mal, en quelque sorte.
Alors, faut-il être contre toute ouverture le dimanche ? Évidemment non : c’est bien que des établissements culturels, des cafés-restaurants, les urgences des hôpitaux soient ouverts. Mais une régulation stricte, égalitaire et motivante est indispensable. Rappelons quelques aberrations législatives.
Aux termes de la loi Chatel de 2008, les magasins d’ameublement peuvent en effet ouvrir, quelle que soit leur implantation, mais pas les magasins de bricolage qui vendent parfois les mêmes produits… Pour compliquer encore la donne, la loi Mallié du 10 août 2009 instaure une dérogation permettant l’ouverture le dimanche d’autres magasins s’ils se trouvent dans une zone touristique ou dans un des « périmètres d’usage de consommation exceptionnel » (Puce). En pratique, ces derniers ne concernent que les régions parisienne, marseillaise et lilloise. Pour être autorisé à ouvrir, un magasin doit demander une dérogation individuelle au préfet sur demande du conseil municipal. Sauf que ces zones sont évidemment contestées par les enseignes qui n’en font pas partie, alors que parfois elles n’en sont distantes que de quelques kilomètres !
Pis ! Le statut juridique permettant l’ouverture le dimanche n’est pas neutre pour les salariés. Dans les zones touristiques, ils ne bénéficient d’aucune contrepartie financière et l’entreprise peut même les obliger à venir travailler. À l’inverse, dans les Puce, l’employeur doit doubler la rémunération, accorder un repos compensateur et s’assurer que le salarié est volontaire, même si ces contreparties peuvent être modifiées par la signature d’accords collectifs [7].
Il faut donc :
- Garantir le mieux possible le respect du volontariat, même si on sait que c’est difficile : quel salarié peut refuser de se porter « volontaire désigné » s’il sait qu’il risque au mieux, en cas de refus, de se voir soumis aux horaires de travail les plus désagréables, qui sont, eux, en application du règlement intérieur de l’entreprise, laissés au choix de l’employeur ?
- Imposer une rémunération incitative unifiée, par exemple un doublement du salaire horaire, accompagné d’un repos compensateur, comme c’est le cas dans les PUCEs (quel bel acronyme !). Est-il acceptable que, selon que vous avez signé un contrat de travail pour un site qui est devenu un PUCE ou dans un site qui n’a pas cette chance, on puisse ou pas vous imposer de travailler le dimanche, et qu’on doive ou pas vous payer davantage pour le faire ? Rappelons que ces aberrations ont été fortement aggravées par les lois Chatel et Mallié, sous la présidence Sarkozy.
- N’accepter les ouvertures du dimanche que sur autorisation administrative préalable, et selon des critères explicites objectifs et limités.
Gageons qu’alors, devant un surcoût important et une concurrence régulée, les entreprises seront moins demandeuses.
Le bon vieux code du travail a du bon, et on se demande pourquoi notre gouvernement tergiverse sur le sujet : est-il socialiste ou social-libéral ?
© Serge Ruscram, 04-10-2013
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog.
[1] INSEE, Économie et statistique n° 376-277, juin 2005, « Les déterminants du jugement des salariés sur la RTT», G. Cette, N. Dromel, D. Méda. L’étude porte sur les salariés des entreprises qui sont passées aux 35 heures depuis au moins un an, dans le cadre des lois Robien et Aubry 1. Les paragraphes suivants sont fortement inspirés par l’étude, mais ne constituent pas des citations exactes. Il faut noter qu’il y a encore très peu d’études ex post sur l’impact de la RTT sur les conditions de vie et de travail.
[2] Ici comme dans la suite, c’est moi qui souligne.
[3] Ce point est confirmé par l’étude de G. Cette et P. Diev, « La réduction du temps de travail : qu’en pensent et qu’en font les salariés qui la vivent ? », mimeo, 2002, partiellement publié dans le n° 285 de Futuribles (04-2003) sous le titre « L’impact de la réduction du temps de travail ».
[4] Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Comment nous avons ruiné nos enfants, La Découverte, septembre 2006, cité dans « Les bonnes feuilles de l’été », Le Monde du 16-08-2006.