« L’imposture » Tsipras, ou l’abjection des commentateurs ?

Photo : © A. Savin, Wikimedia Commons

Crise grecque, médias et politiques

 

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Tout d’abord, un petit étonnement : beaucoup des hurlements des journalistes contre le référendum grec parlent du « oxi », qui voudrait dire « non ». Rappelons que non, en grec, se dit οχι, avec un « χ», la lettre khi, et pas un « ξ », la lettre xi. Cela se prononce donc ochi, avec un ch chuinté comme dans l’allemand weich ou Bücher. Si on veut faire cultivé, on se renseigne un minimum… Ce sont les mêmes qui parlent de Peter Handke en prononçant « Piter », comme ils pensent que cela se prononcerait en anglais, est pas « Péter ». Décevant…

Sur les péripéties de la crise de l’euro, les prises de position des politiques et les commentaires dans les médias sont bien souvent d’une violence et d’une mauvaise foi stupéfiantes. Cela dénote certainement une volonté d’humilier les Grecs, qui illustre bien la thèse de Bertrand Badie dans son livre Le Temps des humiliés [1]. On peut parler, en le citant, d’une « pathologie » de la diplomatie de l’Union européenne. Prenons quelques exemples, relevés avant le Non exprimé par les Grecs le 5 juillet à 61,3 % des votants. Un autre article de ce blog portera sur les suites du referendum.

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Question 1. Qui a accusé le FMI de collusion avec Syriza ?

En répondant massivement « non » à la question biaisée qui leur avait été posée par un gouvernement manipulateur [2], les Grecs ont ostensiblement tourné le dos à ce que leur proposait l’Europe : de nouvelles aides contre des réformes. L’histoire retiendra qu’ils l’ont fait avec un coup de pouce sidérant du Fonds monétaire international, lequel, à quelques jours du scrutin, a subitement donné du crédit aux thèses d’Alexis Tsipras réclamant une restructuration massive de la dette grecque – en plus des allègements déjà consentis qui représentent, rappelons-le, une année de PIB !

Le FMI deviendrait-il aussi gauchiste que Syriza ? On en frémit d’avance ! Ainsi donc, il est « sidérant » de considérer que la dette grecque n’est pas soutenable, et d’envisager une sortie négociée de la crise plutôt qu’un Grexit sauvage qui se traduirait par des impayés de centaines de milliards d’euros ? Je dirais plutôt que c’est une preuve d’intelligence d’étudier deux scénarios alternatifs, et c’est le devoir d’une institution comme le FMI, si elle est raisonnable, d’exprimer sa préférence.

Réponse 1. C’est Nicolas Barré, dans l’éditorial des Échos du 06-07-2015.

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Question 2. Quand le FMI a-t-il « subitement donné du crédit aux thèses d’Alexis Tsipras » et sous quelle forme l’a-t-il fait ?

Réponse 2. Selon une dépêche du 3 juillet de l’agence Reuters, dans son « rapport publié à Washington, le FMI estime que la dette de la Grèce ne sera pas viable si elle n’est pas considérablement allégée, éventuellement via une annulation de prêts accordés par ses partenaires de la zone euro ».

Mais, plus intéressant encore, la même dépêche a préalablement indiqué :

Les pays de la zone euro ont tenté en vain d’empêcher la publication jeudi [2 juillet] du rapport du Fonds monétaire international (FMI) sur la dette de la Grèce, dont le gouvernement d’Alexis Tsipras s’est emparé vendredi pour le présenter comme un argument de poids en faveur du « non » au référendum organisé dimanche, a-t-on appris de sources informées de ces débats.

Toujours selon Reuters, c’est lors d’une réunion du conseil d’administration du FMI, mercredi 1e juillet, que « les pays de la zone euro ont tenté en vain d’empêcher la publication jeudi du rapport ». Devant la position majoritaire du conseil, ils ont dû céder, et le rapport a donc été publié le lendemain.

Ce qu’on peut trouver « sidérant », comme diraient Les Échos, c’est que ce rapport soit diffusé trois jours après la date à laquelle la Grèce n’a pu payer son échéance au FMI, et trois jours avant le référendum grec, alors que les négociateurs grecs demandent depuis 5 mois que les engagements qu’ils devront prendre pour améliorer leurs finances publiques soient accompagnés d’un engagement clair des « institutions [3] » sur le réaménagement de sa dette. Mais ces institutions ont toujours exigé des engagements immédiats de la Grèce contre l’annonce de l’organisation à l’automne de négociations sur ce réaménagement : la Grèce était priée de faire confiance. En s’exprimant quelques mois plus tôt, le FMI aurait certainement permis que les négociations se passent mieux et aboutissent à un compromis acceptable par toutes les parties et que la crise soit moins longue et moins déstabilisante.

Ce qu’on peut trouver encore plus « sidérant », c’est la politique de l’autruche des gouvernants de la zone euro, qui cherchent à censurer un rapport du FMI sous prétexte qu’il s’oppose à leurs objectifs. L’Union européenne est donc plus néo-libérale que le FMI : on en était convaincu, c’est désormais démontré. Et, de plus, elle cherche à censurer des avis d’experts, pourtant peu suspects d’antilibéralisme, qui ne vont pas complètement dans le sens qu’elle souhaite.

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Question 3. Qui a dit, lors d’une réunion entre les institutions et les négociateurs grecs : «L’urgence est de rétablir le dialogue, avec des adultes dans la pièce» ?

Réponse 3. C’est Christine Lagarde, présidente du FMI. Cette déclaration, citée par 20 minutes, avait certainement pour objectif principal d’humilier les Grecs : avec leur attitude, leur absence de cravate, était sans doute bien la preuve qu’ils étaient des amateurs. Qu’aurait-on dit si ces mêmes Grecs avaient, dans une réunion de même type, dit qu’ils préfèreraient avoir des interlocuteurs qui ne soit pas mis en examen par la cour de justice de la République française [4] ?

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Question 4. Qui a écrit les paragraphes suivants ?

Alexis Tsipras et son parti Syriza ont montré leur vrai visage: celui d’un groupe de rupture, antisystème, anticapitaliste, et pour finir anti-européen, dont le modèle, s’il existe, doit être recherché du côté du Venezuela de feu Hugo Chavez. Un national-populisme avec comme moteur en lieu et place de la dénonciation du diable américain, une intense propagande anti-allemande faisant de la seule Angela Merkel la responsable de tous les maux de la Grèce.

Ils ne peuvent pas abandonner les Grecs à leur triste gouvernement. Ils méritent mieux que Tsipras et ses alliés. Comme ils n’avaient pas hier mérité les colonels.

Réponse 4. C’est Jean-Marie Colombani [5], dans un article de Slate.fr, titré, de façon très modérée, « L’imposture Tsipras ». À ses yeux, ne pas être d’accord avec lui équivaut donc à être favorable à une dictature militaire ?

Cette modération extrême de la part de J.-M. Colombani n’étonnera pas ceux qui se souviennent de ses positions au moment du référendum de 2005 sur le projet de traité établissant une constitution pour l’Europe (TCE). On se souvient que la quasi-totalité des politiques et des médias avaient fait une campagne forcenée pour le Oui, et que, malgré cela, le Non l’avait emporté avec 54,7 % des voix. Dans son éditorial du Monde daté du 31-05-2005, paru le lendemain du référendum, J.-M. Colombani écrivait :

Dans ce scrutin, organisé par un homme qui risque désormais de passer à la postérité comme le Docteur Folamour de la politique [il s’agit de Jacques Chirac], usant contre lui-même à quelques années d’intervalle, de la dissolution et du référendum, l’enjeu concernait en premier lieu une idée. Une idée à abattre.

Les tenants du non voulaient en effet en finir avec ce qu’ils considèrent comme le mythe européen. Par nationalisme, par xénophobie, par dogmatisme ou par nostalgie, ils voulaient se débarrasser de cette Europe qui barre l’horizon, qui dérange les habitudes, qui impose des changements.

Pour J.-M. Colombani, le vote Non était donc le fait de Français du passé, qui ne pouvaient être que nationalistes (à ses yeux, tout nationalisme est-il condamnable ?), xénophobes, dogmatiques ou/et nostalgiques. Il n’avait pas compris que l’énorme pression mise par ce qu’il est convenu d’appeler « les élites » sur un vote Oui ne pouvait qu’aggraver les inquiétudes suscitées chez les électeurs par un projet de traité illisible, proposant une organisation de l’Union européenne totalement inadaptée à un fonctionnement avec 25 États [6]. Il n’a toujours pas compris que le mépris qu’il affiche pour un referendum dès que son résultat ne va pas dans le sens qu’il attendait, et pour la large majorité de Grecs ou de Français qui ont voté Non, fait le lit de l’extrême droite. Respect de la démocratie, quand tu nous tiens…

J.-M. Colombani n’est pas le seul à avoir affiché ce niveau de mépris après le Non au referendum de 2005. L’éditorial de Serge July, dans Libération du lundi 30 mai 2005, s’intitulait « Chef-d’œuvre masochiste » et disait en particulier :

Comme en pareil cas, il fallait des leaders d’occasion qui nourrissent ce désarroi national. Les uns ont surenchéri dans la maladresse, les autres dans les mensonges éhontés. À l’arrivée, un désastre général et une épidémie de populisme qui emportent tout sur leur passage, la construction européenne, l’élargissement, les élites, la régulation du libéralisme, le réformisme, l’internationalisme, même la générosité

Encore et toujours le respect de l’adversaire…

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On pourrait multiplier les exemples. Je m’arrêterai là. Si vous voulez poursuivre sur le sujet, le site d’Acrimed mérite une visite.

La position de certains journalistes est, heureusement, plus modérée. Bizarrement, il s’agit par exemple de Maria Malagardis, envoyée spéciale de Libération à Athènes, ou Angélique Kourounis, correspondante de Radio France à Athènes. La consonance grecque de leur nom y serait-il pour quelque chose ? Peut-on être femme, d’origine grecque et à la fois intelligente et honnête ? Qu’en pensent nos politiciens et nos intellectuels médiacrates ?

Mais il faut se poser la question : pourquoi l’injure et le mépris sont-ils d’un usage tellement systématique dans les médias et le monde politique ? L’humiliation de l’adversaire ne devrait pas être,n en démocratie, une pratique banale.

 

© Serge Ruscram, 15-07-2015
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog.

[1] Bertrand Badie, Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, 2014

[2] Ici comme dans la suite de l’article, c’est moi qui souligne.

[3] C’est l’euphémisme qui remplace désormais l’expression « la troïka » pour désigner les créanciers de la Grèce : le FMI, l’Union européenne et la Banque centrale européenne.

[4] Christine Lagarde a été mise en examen le 27-08-2014 par les magistrats de la commission d’instruction de la cour de justice de la République (CJR) dans le cadre de l’affaire Tapie-Crédit Lyonnais, pour « négligence d’une personne dépositaire de l’autorité publique » dans le cadre de la décision de saisir un tribunal arbitral pour régler le contentieux entre Bernard Tapie et le consortium de réalisation (CDR). Le CDR est la structure de défaisance créée par l’État en 1995 dans l’affaire du Crédit lyonnais. Ch. Lagarde affirme que cette décision a été signée de son nom par son directeur de cabinet, Stéphane Richard, avec une « griffe » (machine à signer), sans qu’elle se souvienne avoir été informée de son contenu, et qu’elle n’avait pas suivi en détail cette affaire (source : LeMonde.fr du 27-08-2014). Si c’est le cas, elle choisit bien mal ses collaborateurs, ce qui, pour un ministre, me paraît une faute professionnelle grave. Espérons qu’elle a progressé depuis qu’elle est présidente du FMI. Cet arbitrage, qui a abouti à un paiement de plus de 400 M€ à Bernard Tapie, a été annulé le 17-02-2015 par la cour d’appel de Paris (qui a ordonné « la rétractation de la sentence arbitrale »).

[5] J.-M. Colombani, qui a présidé aux destinées du journal Le Monde, de 1994 à 2007, comme directeur puis comme président du directoire, est depuis 2008 président d’E2J2, société éditrice de Slate.fr.

[6] Pour plus de détails sur le TCE, on peut se reporter à l’article « À propos des institutions de l’Union européenne… » de ce blog. L’Union européenne était passée de 15 à 25 États en 2004 ; elle en compte actuellement 28. Les institutions européennes fonctionnaient déjà mal à 15, et l’élargissement à 25 avait été fait avant qu’elles soient modifiées. La procédure de modification à 25 était d’une complexité extrême, ce qui a abouti à un projet de traité extrêmement complexe, et inefficace en cas de crise. Malgré le rejet de la ratification du projet de TCE par referendum en France et aux Pays-Bas, le traité de Lisbonne, qui ressemble étrangement au projet de TCE, a finalement été promulgué en 2007. La France a ratifié ce traité par un vote du Parlement, qui contredisait le résultat du referendum.