Que devient la valeur Égalité ?

Image : devise révolutionnaire sous la Terreur
© http://www.lepassepresent.com

Version pdf de l’article

D’après une exposé fait en juillet 2015

Liberté – Égalité – Fraternité, c’est la devise de la République française. Elle est apparue en 1790 dans un discours de Robespierre sur l’organisation de la Garde nationale de la Révolution française. Chacun des deux premiers mots correspond à une caractéristique de la société idéale que la République souhaite. Le 3e désigne plutôt une attitude dans les rapports humains et sociaux. On peut dire que la fraternité, bien comprise et réellement pratiquée, pousse chacun à agir dans le sens de l’égalité.

Mais je ne vais pas parler aujourd’hui de Fraternité. C’est un autre sujet, sur lequel il y aurait beaucoup à dire. Je me bornerai à parler d’Égalité, si je choisis une formulation optimiste, ou, dans le cas contraire, d’inégalité. Je mettrai ce concept en relation avec celui de Liberté. La 2nde intervenante fournira ensuite une illustration du propos sur l’exemple de l’Amérique latine.

Commençons par préciser un peu les concepts

En anglais, le 1e sens de liberal est social et politique :

est liberal ce ou celui qui est favorable à l’émancipation, aux droits de l’homme. Ce sens correspond, pour nous, Français, à une place nettement à gauche sur l’échiquier politique. Mais il y a un 2nd sens, cette fois économique : être liberal, cela veut aussi dire être favorable au libre-échange. Dans notre culture politique, cela paraît contradictoire : en fait, liberal est un faux ami !

Dans la langue française actuelle, le mot libéral a seulement le 2nd sens : est libéral ce ou celui qui est favorable au libre-échange, aux lois du marché : le mot correspond donc à une place nettement à droite sur l’échiquier politique. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir l’actuelle majorité se défendre bec et ongles de faire une politique social-libérale et affirmer qu’elle est pleinement social-démocrate.

Cela doit attirer notre attention sur le fait que, même en français, le concept de liberté est équivoque.

Le concept d’égalité…

… lui, ne me paraît pas équivoque, mais il reste flou : il suppose qu’on en précise le sens. Rappelons seulement la différence entre égalité des situations et égalité des chances.

Et il y a une contradiction entre Liberté et Égalité

La formule célèbre utilisée pour critiquer le libéralisme, celle qui l’accuse d’être « le régime du renard libre dans le poulailler libre », le démontre clairement.

Il y a donc un équilibre, ou un compromis, à trouver entre liberté et égalité.

Venons-en au cœur de notre sujet : l’égalité

Il faudrait parler de différents types d’égalité, en particulier

  • l’égalité dans l’éducation : il y a eu un creusement des inégalités depuis le début du XXe siècle, avec un maintien du niveau d’illettrisme aux alentours de 8 % (cela a sans doute tendance à s’aggraver, mais seulement depuis une dizaine d’années) et une augmentation régulière du niveau pour les 60 % les plus diplômés de la population ;
  • l’égalité devant la santé : il continue à y avoir des progrès importants du niveau de santé dans le monde, qui se traduisent par exemple par un accroissement continu de l’espérance de vie, mais l’espérance de vie dépend fortement de la classe sociale ; il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il existe au moins deux contrexemples pour ce progrès : la baisse de l’espérance de vie dans l’ex-bloc communiste, et en particulier en Russie, dans les années 90, et l’augmentation de 50 % de la mortalité infantile en Grèce avec la crise de sa dette ;
  • l’égalité économique.

Je suis bien sûr conditionné par ma formation et mon métier – dans mon milieu professionnel, on dit mon expertise, un vilain anglicisme. Je vais donc surtout parler d’égalité et d’inégalité économique.

Quand j’étais étudiant en économie, au début des années 70…

… deux écoles s’affrontaient : pour schématiser, on pourrait dire le libéralisme, très lié à l’économie mathématique, contre l’économie politique, souvent d’inspiration marxiste. On peut illustrer chacune par un exemple ou une théorie : pour une économie politique du développement et du sous-développement, L’Accumulation à l’échelle mondiale de Samir Amin [1], et, pour le libéralisme, la théorie de l’équilibre général. Les grandes écoles d’économie du monde occidental étaient clairement libérales, mais le discours d’opposition y avait gagné une place au soleil, en particulier grâce à l’université.

La théorie de l’équilibre général, justification théorique majeure, ou plutôt idéologique, du libéralisme, démontre mathématiquement que, sous certaines hypothèses, le libre jeu du marché garantit que la situation est optimale. Le petit, le minuscule problème est que ces hypothèses sont totalement irréalistes. La définition de cet optimum est une de ces hypothèses stupéfiantes : même une situation horriblement inégalitaire peut correspondre à cet étrange optimum. Par exemple, une évolution qui ferait que Mme Bettencourt gagnerait un euro de moins par an, euro qui serait redistribué aux pauvres, serait à ce sens non optimale par rapport à la situation actuelle, puisqu’au moins une personne (elle) serait plus malheureuse, ou en tout cas moins riche. Dans cette logique, Mme Bettencourt a donc tout naturellement la liberté d’être multimilliardaire : c’est un nouvel exemple de l’opposition entre liberté et égalité.

Un des hérauts du libéralisme était Milton Friedman, le fondateur de ce qu’on appelle l’école de Chicago. L’enseignement académique ne parlait pratiquement que du volet monétaire de la théorie de Friedman, le monétarisme. Selon la théorie du monétarisme, la régulation de l’économie repose entièrement sur le contrôle de la masse monétaire : le jeu du libre-marché fait le reste. Mais, nous allons le voir, ce n’était qu’une présentation très partielle des théories de Friedman.

Le début des années 80 est couramment présenté…

… comme la bascule dans le néo-libéralisme, avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Mais en fait, cette bascule est plus ancienne. Naomi Klein, dans son livre La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre [2] a bien mis en évidence non seulement que l’école de Chicago a développé une doctrine ultra-libérale promouvant la dérégulation, et la privatisation du secteur public, mais qu’elle a aussi largement contribué à sa mise en œuvre, souvent en liaison avec les États-Unis et la CIA, et qu’elle l’a fait au moins depuis le coup d’État au Chili en 1973. Cette mise en œuvre avait d’ailleurs déjà été testée auparavant, sans doute dès le renversement de Mossadegh en Iran en 1953. Et cette doctrine proclame que, pour vaincre la résistance de la société civile, il faut provoquer des coups d’État ou profiter des guerres civiles et des cataclysmes naturels. Elle accepte, et souvent elle promeut, l’usage de la torture, et fait le lien avec des méthodes de psychiatrie des années 50, formalisées en particulier par le Dr Ewen Cameron à l’université McGill de Montréal. Ces méthodes, qui utilisaient beaucoup l’électrochoc, reposaient sur une 1e étape pour « déstabiliser et effacer [l’]esprit défaillant » des patients, qui permettrait ensuite, dans une 2nde étape, de « reconstruire leur personnalité » en écrivant sur des « pages blanches » [3]. Elles ont été utilisées par la CIA pour mettre au point des techniques d’interrogatoire.

Naomi Klein fournit de nombreux exemples. Cette méthode a été largement appliquée en Amérique latine, nous en parlerons plus en détail plus loin, et elle a été utilisée ailleurs et après : par exemple, pour les actions reposant sur les coups d’État, des interventions militaires ou des guerres civiles, en 1989 en Pologne et en Chine avec Tian’anmen, ou en 1991 en Russie, ou encore en 2003 en Irak, et, quand il s’agit de profiter de catastrophes naturelles, avec l’ouragan Mitch en Amérique centrale en 1998, le tsunami à Sri Lanka en 2004, ou l’ouragan Katrina à La Nouvelle Orléans en 2005…

Chaque fois, les États-Unis et les organisations internationales, avec au premier rang le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, envoient des experts pour aider les gouvernements à gérer la crise. Ces experts ont longtemps été des représentants de l’école de Chicago, des « Chicago boys » ; de plus en plus, des anciens étudiants du MIT, souvent passés par Goldman Sachs, prennent leur place.

Et la reconstruction passe par l’investissement lourd de capitaux étrangers, la privatisation de pans entiers du secteur public, l’arrivée massive d’entreprises étrangères, les restrictions à l’activité des petites entreprises locales, comme l’illustre l’exemple des artisans pêcheurs dont les villages ont été détruits par le tsunami à Sri Lanka et qui ont été empêchés de les reconstruire pour laisser la place à des complexes touristiques.

La méthode est désormais tout à fait rodée : il suffit de voir comment les États-Unis l’ont appliquée en Irak. La reconstruction est confiée à des entreprises presque toutes américaines comme Lockheed, Bechtel, Exxon, Parsons, Carlyle, Gilead ; ces entreprises n’emploient que très peu de salariés locaux ; une partie importante de l’effort de guerre est confiée à des entreprises privées comme Halliburton ou Blackwater, qu’on qualifierait, si elles n’étaient pas américaines mais locales, de milices privées et de bandes de mercenaires [4]. Les contrats juteux sont souvent passés de gré à gré sans mise en concurrence, et les patrons des entreprises qui en bénéficient sont souvent d’anciens ministres ou hauts fonctionnaires américains, parfois même cumulards, comme Donald Rumsfeld, Dick Cheney, James Baker, Paul Bremer, qui deviennent milliardaires ou accroissent encore leur fortune en milliards de dollars, sans que soit jamais posée la question du conflit d’intérêt entre gestion publique et activité privée… Cela déplace ainsi des sommes énormes des budgets publics vers des superprofits privés. La modernisation passe donc par la privatisation, le laminage des services publics locaux et la destruction de secteurs entiers de l’économie préexistante, qu’ils soient traditionnels ou modernes.

Et cela contribue à l’aggravation des inégalités dans le monde

Une idée largement répandue est que le néo-libéralisme a gagné, qu’en conséquence les inégalités n’ont jamais été aussi fortes, et que cela va continuer à s’aggraver.

Et les inégalités sont effectivement énormes.

  • Selon une récente étude l’ONG Oxfam, les 80 personnes les plus riches du monde détiennent 1 900 milliards de dollars en 2014 (contre 900 en 2009), ce qui représente à peu près exactement le patrimoine des… 50 % les moins riches.
  • selon un article des Échos, 277 salariés de BNP Paribas, Natixis et la Société générale travaillant en France ont perçu en 2014 une rémunération supérieure à un million d’euros ; et c’est pire à l’étranger : pour HSBC, le nombre est de 320 au Royaume Uni, et pour la Deutsche Bank, il est de 816 en Allemagne.

Je vais parler un peu des outils d’analyse des inégalités

On peut certes critiquer certains aspects de la méthode utilisée par Oxfam dans l’étude que je viens de citer. Mais les faits sont têtus, à condition qu’on accepte de les observer. Depuis quelques années, les études sur les inégalités se multiplient. Je m’appuierai essentiellement sur l’une d’entre elle, qui a fait le buzz. Il s’agit des derniers résultats du travail commencé par Thomas Piketty il y a plus de 15 ans, et poursuivi en collaboration avec des économistes de différents pays. Cela a fait l’objet d’un livre de Piketty paru en 2013, Le capital au XXIe siècle. Il s’agit d’un pavé de plus de 950 pages, très technique et plein de chiffres [5].

Pour en présenter quelques résultats, je vais commencer par rappeler la définition de quelques termes statistiques. Contrairement aux études habituelles sur les inégalités, qui se limitent la plupart du temps à des indicateurs simples, voire simplistes, Piketty analyse la répartition des patrimoines et des revenus par décile.

Qu’est-ce qu’un décile ? On commence par ordonner une population dans l’ordre croissant d’une grandeur, par exemple le revenu ou le patrimoine. Chaque tranche de 10 % de la population ainsi ordonnée est un décile : le 1e décile regroupe les 10 % les plus pauvres, le 10e décile regroupe les 10 % les plus riches.

On peut affiner cette analyse, en s’intéressant aux 100 centiles plutôt qu’aux 10 déciles, voire descendre au niveau des 1 000 « milliles ».

Piketty donne une définition des couches sociales, qui est souvent, au premier abord, étonnante : il définit les classes moyennes et moyennes supérieures comme constituées par les déciles 6 à 9, et les classes populaires comme constituées par les cinq premiers déciles, donc la première moitié de la population. Mais cette affirmation se comprend si on se rappelle la distinction entre la moyenne et la médiane : la médiane est la valeur qui sépare la première moitié et la deuxième moitié de la population. Mais dès qu’il existe, pour les couches les plus riches, des valeurs très élevées de revenus (ou de patrimoine), la moyenne, influencée par ces valeurs élevées, est supérieure, et souvent très supérieure à la médiane. Par exemple, pour le revenu disponible des ménages en France en 2012, la valeur médiane est de 2 444 € / mois, et la valeur moyenne est de 3 016 € / mois [6], soit 23 % de plus. C’est parce que les déciles 6 à 9, et surtout 6 à 8 ont des revenus proches de la moyenne qu’ils constituent les classes moyennes ; le 9e décile constitue la classe moyenne-supérieure ; le 10e constitue les classes supérieures, dont ou peut affier l’analyse. On voit bien que retenir la médiane comme limite des classes populaires a un sens.

Venons-en à l’évaluation des inégalités avec le néo-libéralisme

Piketty démontre de façon difficilement contestable que le niveau des inégalités, que ce soit au niveau d’une nation ou au niveau mondial, est très élevé et s’accroît, en particulier depuis le début années 70, donc nettement avant 1980. Je ne donnerai que quelques exemples.

Aux USA, le 10e décile monopolise, en 2010, 50 % des revenus, contre 35 % en 1950, et 70 % du patrimoine, contre 65 % en 1950, alors que les cinq premiers déciles ne cumulent actuellement que 20 % des revenus et 10 % du patrimoine. Le revenu par tête du dernier centile est 50 fois plus élevé que celui de la première moitié de la population, et son patrimoine par tête est 100 fois plus élevé [7].

La situation en Europe est un peu moins inégalitaire, mais l’évolution vers l’aggravation des inégalités suit, avec un certain retard, celle des USA.

Au niveau mondial, le dernier décile cumule 80 à 90 % du patrimoine, contre 5 % pour la première moitié de la population. Et le dernier millile (qui correspond quand même à 4,5 millions d’adultes…) en concentre à lui seul 20 % [8]. De 1987 à 2010, le patrimoine moyen du vingt-millionième le plus riche de la population mondiale (actuellement 225 personnes) est passé de 1,5 à 15 milliards de dollars, et celui du cant-millionième le plus riche (actuellement 45 personnes) est passé de 3 à 35 milliards de dollars [9] : il a été multiplié environ par 10.

Et, malgré le discours dominant, la croissance, dans les États qui sont donnés en exemple de bonne gestion par la doxa néo-libérale, comme l’Allemagne, le Royaume Uni ou les États-Unis, s’accompagne d’un important accroissement des inégalités. En Allemagne, par exemple, malgré une reprise donnée en modèle et une baisse du taux de chômage passé de 13 à 8 % de 2005 à 2013, le taux de pauvreté est passé de 12 à 16 %, avec une accélération en 2007 et une poursuite régulière de l’aggravation ensuite [10]. Sortie de crise prétendument vertueuse et aggravation des inégalités vont donc de pair.

Mettre l’accent sur l’évolution des inégalités conduit donc à remettre complètement en cause les discours dominants sur les effets bénéfiques de la rigueur, de la croissance et du libéralisme.

Mais il est intéressant d’avoir une vision historique plus large

L’étude de Piketty remonte beaucoup plus loin dans le temps, et cela conduit à remettre en cause certaines idées toutes faites. Par exemple, les inégalités étaient plus fortes en 1913 qu’actuellement.

En Europe, la tendance à l’aggravation des inégalités était extrêmement forte dans le capitalisme de la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe. En 1913, le dernier décile cumulait 90 % du patrimoine (contre 60 % actuellement), et la 1e moitié de la population en cumulaient 5 %, comme actuellement.

Ce sont les deux guerres mondiales et la crise de 29 qui ont fortement réduit les inégalités. Celles-ci ont recommencé à croître à partir de 1945, et surtout depuis les années 70, pour atteindre un niveau important, mais pour le moment largement inférieur. Mais les tendances actuelles font craindre qu’on arrive à terme, si rien ne change, à des niveaux d’inégalité égaux à ceux de 1913, voire supérieurs.

Il y a pourtant une différence notable : les classes moyennes cumulent désormais un patrimoine non négligeable de 35 %, alors qu’elles n’en possédaient que 5 % en 1913. Cet enrichissement est essentiellement lié à la propriété de la résidence principale, beaucoup plus fréquente aujourd’hui qu’en 1913. Au début du XXe siècle, la classe dominante était presque uniquement rentière ; la société que décrivait Marcel Proust était une partie de ce dernier décile. Au début du XXIe, les revenus du travail, souvent très élevés dans cette classe, jouent pour elle un rôle de plus en plus important.

Il y a donc, en régime capitaliste, une tendance forte à l’aggravation des inégalités. La tendance à l’aggravation n’est pas propre au néo-libéralisme. La dialectique entre l’inégalité et les facteurs qui la combattent s’est jusqu’ici développée dans des périodes de crise grave.

Quelles sont les perspectives ?

Les libéraux et les néo-libéraux refusent de s’intéresser au sujet de l’égalité. Les seules critiques que j’ai trouvées contre le livre de Piketty portent sur les 150 dernières pages, qui proposent des pistes pour lutter contre l’accroissement des inégalités, comme la réhabilitation d’un impôt réellement progressif sur le revenu ou le projet, qu’il qualifie d’ailleurs d’utopique, d’un impôt universel sur le capital [11]. Toutes ces critiques évitent soigneusement d’aborder le fait, difficilement contestable, qui constitue la thèse majeure du livre : l’accroissement des inégalités.

Et le sujet des inégalités et de la poursuite prévisible de leur accroissement me paraît être un des plus grands problèmes qui se posent aujourd’hui.

Les tendances qui ont conduit à la remontée des inégalités depuis 1945 restent très fortes. Citons simplement

  • les projets internationaux de libéralisation et de dérégulation qui continuent à être négociés, comme le projet de TAFTA, traité de libre-échange transatlantique ; ce projet prévoit par exemple, pour le traitement des différends entre États et multinationales, la prééminence d’un tribunal arbitral international sur les réglementations et institutions étatiques : cela mettrait en cause le principe même de régulation, pourtant principal frein au développement du néo-libéralisme ; ce traité ne pourrait que faciliter la disparition progressive du secteur public et en dernier ressort l’accroissement des inégalités ;
  • autre exemple : la rigidité des politiques économiques de l’Union européenne, qui reste à peu près seule à tout fonder sur la rigueur budgétaire.

Les tendances actuelles laissent craindre que l’économie mondiale soit, à terme, possédée par quelques centaines de multimilliardaires – c’est le scénario que Piketty considère comme le plus probable.

Mais des tendances contraires se développent, qu’il ne faut pas sous-estimer.

  • Les négociations de l’OMC piétinent : après l’échec en 2006 du « cycle de Doha », il a fallu 7 ans pour parvenir à l’adoption, en 2013, du « paquet de Bali », qui est très en retrait par rapport aux ambitions néo-libérales initiales de l’OMC.
  • Le livre de Piketty, qui est, il faut le dire, assez illisible pour des non-spécialistes, a fait un tabac : traduit en plusieurs langues, il a été vendu à plus de 300 000 exemplaires… Et Piketty, lors des conférences qu’il faites à l’étranger, par exemple aux USA et au Japon rassemble des foules, avec la participation et le soutien des prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Paul Krugman.
  • Sans doute trop lentement, pas à pas, mais régulièrement, la lutte contre le secret bancaire fait des progrès : la Suisse, puis le Luxembourg ont par exemple signé des accords de communication automatique des données bancaires, ce qui était impensable au début de la phase financière de la crise, en 2007 ; les lanceurs d’alerte, comme Hervé Falciani pour l’affaire HSBC, y sont pour beaucoup. Depuis 5 ans, chaque grande banque a supprimé des milliers d’emplois dans sa filiale de banque d’affaire.
  • Il est d’ailleurs remarquable que l’origine des principales actions en faveur de la transparence bancaire est le fait des États-Unis. L’Europe et ses gouvernements, qu’ils soient conservateurs ou social-libéraux, sont très en retrait, et ne font que suivre le mouvement.
  • Les mouvements comme Les Indignés ou Occupy mettent sur le devant de la scène des sujets que l’ensemble des partis politiques et les médias occultaient délibérément.
  • Différentes évolutions politiques, même si elles se font dans la douleur et paraissent souvent, au moins à court terme, aller dans le mur, ont remis en cause dans les toutes dernières années, des situations qui paraissaient intangibles : les printemps arabes, Syriza en Grèce, Podemos en Espagne… Nous parlerons tout à l’heure à ce sujet de l’Amérique latine. Peut-être une première ébauche de ces révolutions, avec les risques de réaction qui y sont toujours associés, date-t-elle de la révolution iranienne à partir de l’extrême fin des années 70.
  • Le plus étonnant est sans doute que les grandes institutions internationales, comme le FMI [12] ou l’OCDE [13] qui étaient, et sont encore très majoritairement, des chantres du néo-libéralisme, affichent désormais les inégalités comme un obstacle à la croissance et affirment que la rigueur des politiques économiques appliquées depuis 2007 est excessive.
  • Dans tout cela, le rôle de l’Internet et des réseaux sociaux est essentiel. Et il faut se poser le problème de l’évolution de l’action politique : il semble qu’on soit passé d’un pouvoir fort des États-nations, avec un rôle majeur des partis traditionnels, à une action beaucoup plus décentralisée, où s’opposent les multinationales et des mouvements sociaux, par définition peu coordonnés. Dans ce contexte, la meilleure possibilité de régulation remonterait au niveau international. Cela déstabilise d’ailleurs ma génération, qui était habituée à un monde d’États-nations, et peut voir dans cette évolution un risque d’anarchie.

Le retour à un niveau plus raisonnable d’inégalité se fera-t-il par une politique volontariste ? Ou, comme dans la période 1914-1945, faudra-t-il en passer par des crises mondiales violentes ? Une grande crise écologique pourrait dans ce cas être le déclencheur d’une remise en cause d’un mode de croissance inégalitaire et des doctrines qui le fondent. Même s’il est possible que cela passe par une crise douloureuse, les perspective d’évolution sont sans doute plus ouvertes qu’on ne le pense.

Il y a donc une contradiction forte entre Liberté et Égalité. Il est nécessaire d’approfondir notre réflexion pour dépasser cette contradiction, préciser quelle liberté et quelle égalité nous souhaitons, et savoir quel équilibre nous voulons promouvoir entre ces deux objectifs.

Illustration : le cas de l’Amérique latine

Ce § sera complété dans une prochaine version

 

© Serge Ruscram, 07-07-2015
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog.

[1] L’Accumulation à l’échelle mondiale. Critique de la théorie du sous-développement, Institut fondamental d’Afrique noire, Dakar / Anthropos, 1970.

[2] Version française : La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre. Leméac éditeur, 2008 et Actes Sud, Babel, 2010. Original en anglais : The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism, Knopf Canada, 2007.

[3] Les expressions sont de Naomi Klein (op. cit.).

[4] Par exemple, en 2004, il y avait dans les forces armées américaines en Irak 1 employé d’entreprise privée pour 1,4 militaires ; vers 2006, l’administration provisoire dirigée par Paul Bremer comptait 1 500 personnes, alors qu’Halliburton employait 50 000 personnes en Irak (source : Naomi Klein, op. cit.).

[5] Pour une présentation de ce livre plus complète que ce qui est traité dans le présent exposé, on pourra se reporter à un autre article de ce blog, « L’égalité, enfin ! ».

[6] Source : INSEE. Un ménage au sens de l’INSEE est l’ensemble des occupants d’un même logement. La taille moyenne d’un ménage en 2011 était de 2,26 personnes.

[7] Même si 1 % paraît a priori correspondre à une petite population, il faut avoir en tête qu’un centile, aux USA, représente environ 3 millions de personnes : il s’agit donc d’une couche dirigeante importante.

[8] Les chiffres des 3 derniers § sont tirés du Capital au xxie siècle.

[9] Source : Th. Piketty, op. cit.

[10] Chiffres cités dans Le Monde diplomatique de mai 2015, avec pour sources Eurostat et Destatis.

[11] Nicolas Baverez a par exemple qualifié Th. Piketty de « marxiste de sous-préfecture », ce qui conduit à penser qu’il est de mauvaise foi ou qu’il n’a pas lu le livre, dans lequel Piketty est souvent critique sur le marxisme

[12] Voir par exemple les documents de travail du FMI Redistribution, Inequality, and Growth (février 2014) ou Causes and Consequences of Income Inequality: A Global Perspective (juin 2015), dans la présentation du quel Christine Lagarde, présidente du FMI, dit : « Tout le monde gagnera à une réduction des inégalités excessives », idée nouvelle pour elle, qu’elle ne paraît cependant pas encore décidée à appliquer si on observe son attitude vis-à-vis de la crise grecque..

[13] Voir par exemple l’étude Trends in Income Inequality and its Impact on Economic Growth (décembre 2014), et l’étude toute récente Tous concernés : Pourquoi moins d’inégalités profite à tous (présentation en français et version anglaise In It Together: Why Less Inequality Benefits All).

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s