Images : Adam Smith, David Ricardo, l’Égalité de la place de la République, Karl Marx, Thomas Piketty
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À propos du livre de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle (version 2, complétée)
J’ai évoqué assez brièvement dans un autre article de ce blog, « Croissance, environnement et égalité : 2 livres importants », le livre Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty (Seuil, Les livres du Nouveau Monde, septembre 2013). Il mérite qu’on en reparle.
Je ferai tout d’abord mes commentaires sur le livre. La fin de la note présente un résumé des passages du livre peu détaillés dans ce commentaire : les trois premières parties et le premier chapitre de la quatrième.
Il s’agit donc d’un pavé de 950 pages, dont la presse écrite et audiovisuelle a beaucoup parlé lors de sa sortie, début septembre.
Th. Piketty insiste sur le fait qu’il fait de l’économie politique, et non pas de la science économique, nom presque toujours donné, depuis quelques décennies, à la discipline économique : « Je n’aime pas beaucoup l’expression ‘‘science économique’’, qui me semble terriblement arrogante et qui pourrait faire croire que l’économie aurait atteint une scientificité supérieure, spécifique, distincte de celle des autres sciences sociales. Je préfère nettement l’expression ‘‘économie politique’’, peut-être un peu vieillotte, mais qui a le mérite d’illustrer ce qui me paraît être la seule spécificité acceptable de l’économie au sein des sciences sociales, à savoir la visée politique, normative et morale » (p. 945).
Sitôt son doctorat en poche, il a travaillé aux États-Unis, dans une université bostonienne, mais il « n’[a] pas été très convaincu par les économistes américains », et a préféré poursuivre sa carrière en France. Il critique l’usage abusif des mathématiques dans l’économie moderne : « la discipline économique n’est toujours pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques et les spéculations purement théoriques, et souvent très idéologiques, au détriment de la recherche historique et du rapprochement avec les autres sciences sociales » (p. 63).
Quel soulagement de lire ces lignes pour quelqu’un comme moi, qui a été gavé il y a 40 ans, pendant ses études d’économie – pardon, de « science économique » – de « théorie de l’équilibre général » et d’« optimum de Pareto » : vous savez, ce soi-disant optimum selon lequel toute situation dégradant la satisfaction d’un seul des acteurs d’un système (supposé en équilibre, ne le sont-ils pas tous ?) est moins bonne que la situation précédente. Par exemple une situation dans laquelle une Liliane Bettencourt gagnerait un centime d’euro de moins alors qu’un SDF récupèrerait ce centime est, selon Pareto, une plus mauvaise situation. Cet enseignement constituait la quasi-totalité de l’enseignement de l’économie à l’école de l’INSEE, alors dirigée par Edmond Malinvaud, où on apprenait par ailleurs essentiellement la statistique mathématique et la théorie mathématique des probabilités, et fort peu de vraie économie – d’économie politique.
Une thèse essentielle du livre est ainsi posée : l’économie doit donc avoir une « visée politique, normative et morale ». Et cette visée morale, pour Th. Piketty, est définie par l’importance qu’il donne à l’égalité.
Il s’appuie sur l’histoire, sur la démographie et sur la sociologie. Comme presque toujours, la prise en compte des évolutions démographiques dans le raisonnement économique enrichit beaucoup la vision, qui devient ainsi moins unidimensionnelle [1].
La démarche d’exposition est très pédagogique, les chapitres abordent successivement des sujets bien circonscrits, constituant une progression structurée dans l’exposition de la thèse. Elle fait penser à celle de Karl Marx dans Le Capital. Est-ce un hasard ? Le titre du livre peut faire penser que non…
Ce livre est facile à lire, accessible aux non-spécialistes. Le recours à des formules et des modèles mathématiques y est très réduit : l’appareil théorique est développé dans un site Web qui complète le livre, auquel ceux qui veulent approfondir se reporteront [2].
Le livre expose l’évolution historique du patrimoine total et du revenu total de différents États (France, Royaume-Uni, autres États d’Europe occidentale, États-Unis, Chine…) et de différents grands groupes d’États (Europe occidentale continentale, Royaume-Uni, États-Unis et autres jeunes États anglophones, pays émergents, Afrique…), puis celle de la répartition du patrimoine et du revenu au sein de ces différentes entités. Il présente pour les décennies à venir des hypothèses et des prévisions d’évolution de ces données, et d’évolution des inégalités au niveau mondial.
Le patrimoine était très important et extrêmement concentré au XIXe et au début du XXe siècle, jusqu’à la première guerre mondiale, en particulier en Europe (le patrimoine national y était de l’ordre de 6 ans de revenu national), avec une civilisation où l’importance des rentiers était très forte. Et la mutation progressive d’un capital essentiellement foncier et rural vers un capital immobilier, industriel et financier n’en a changé ni l’importance ni la répartition. La IIIe République d’avant 1914, malgré la devise Liberté, Égalité, Fraternité, était extrêmement inégalitaire. Il faut noter que les États-Unis de l’époque étaient bien moins inégalitaires que l’Europe. La première guerre mondiale, la crise de 29 puis la seconde guerre mondiale ont très fortement diminué l’importance du patrimoine, en détruisant la société de rentiers qui avait été auparavant d’une très grande stabilité.
Après 1945, le capital a repris progressivement de l’importance, dans une période de croissance mondiale d’abord exceptionnellement forte, puis progressivement ralentie. Pour les classes supérieures, les revenus du travail ont pris progressivement de l’importance, alors que les revenus du capital étaient antérieurement très dominants : on passe progressivement d’un capitalisme des rentiers à un capitalisme des cadres dirigeants salariés (ceux-ci se constituent progressivement, en épargnant et plaçant une partie de ces revenus, un patrimoine qui peut devenir très important). Cette tendance est particulièrement nette aux États-Unis, où les très hauts revenus salariaux atteignent ces dernières années des niveaux extrêmes, mais il est probable que l’Europe suit cette tendance avec 10 ou 20 ans de retard. D’autre part, le patrimoine, qui était très concentré jusqu’en 1913 dans les classes supérieures, dans le 10e décile et surtout dans le 100e centile [3], est maintenant plus largement réparti : si les 5 premiers déciles n’en détiennent toujours que très peu, le groupe allant du 6e au 9e décile en détient désormais une part non négligeable (il s’agit pour eux en bonne partie de capital immobilier, lié à la possession de son logement, alors que le patrimoine du 10e décile est beaucoup plus diversifié).
Il faut ici préciser la stratification sociale que propose Th. Piketty. Si on considère la distribution des revenus, le revenu médian [4] est par définition entre le 5e et le 6e décile. Mais, du fait de l’existence de revenus très élevés, le revenu moyen est nettement supérieur au revenu médian. Cela, avec une étude plus détaillée de la distribution des revenus, justifie le fait qu’il propose de définir les classes supérieures comme étant constituées par le 10e décile (soit les 10 % de la population qui sont les plus riches), les classes moyennes par les déciles 6 à 9 (soit les 40 % suivants de la population) et les classes populaires comme les déciles 1 à 5 (soit les 50 % de la population les moins riches). Les découpages sont voisins qu’on se réfère à la distribution du revenu ou à celle du patrimoine, même si la distribution des revenus est moins inégalitaire que celle des patrimoines.
Un point essentiel est que le rendement du capital n’est pas le même pour tous : si le rendement moyen est de 4 à 5 % net (c’est-à-dire inflation déduite), les tout petits patrimoines, souvent placés sur des comptes d’épargne bancaire, ont un rendement très faible, les gros patrimoines, plus diversifiés et dont le volume est suffisant pour payer des conseils en gestion de fortune, ont des rendements supérieurs au rendement moyen. Cette tendance paraît s’accentuer avec la globalisation financière.
Et ce seul fait est à l’origine d’une croissance extrêmement rapide des gros patrimoines, qui accroît automatiquement les inégalités. Prenons au hasard l’exemple d’une milliardaire, héritière d’un groupe de cosmétiques, dont le patrimoine est estimé à 25 milliards d’euros [5]. Si le rendement de ce patrimoine n’est que de 5 % (et en réalité il est beaucoup plus fort), le revenu annuel généré est de 1,25 milliards. Même dans l’hypothèse que la personne en consomme 250 millions, ce qui est déjà confortable, son patrimoine augmente naturellement d’un milliard par an, soit 4 % : cela donnera un patrimoine augmenté de 50 % en 10 ans, multiplié par plus de 2 en 20 ans et par plus de 7 en 50 ans. Ce taux est bien supérieur au taux prévisible de croissance dans les prochaines décennies. On voit que l’augmentation des inégalités est une tendance naturelle du capitalisme s’il n’y a pas de mesures de régulation : l’accroissement rapide, en valeur absolue comme en part du patrimoine total, des patrimoines les plus importants est une tendance forte dans le cas où le taux de rendement net du capital est supérieur au taux de croissance. Th. Piketty affirme à ce sujet, et les chiffres qu’il fournit le démontrent, que cela a toujours été le cas dans l’histoire à l’exception de la période 1914-2010 et que cela le restera très vraisemblablement dans les décennies à venir, d’autant plus que le taux de croissance mondial va continuer à diminuer : il s’oppose, sur ce point également, à la théorie économique classique.
C’est là qu’intervient la « visée politique, normative et morale » que revendique Th. Piketty : cet accroissement des inégalités est, à ses yeux comme aux miens, à combattre. C’est dans ce sens qu’il fait de l’économie politique.
Et cette réflexion sur l’inégalité doit se faire au niveau mondial. « L’inégalité de la répartition des patrimoines au niveau mondial au début des années 2010 apparaît comparable par son ampleur à celle observée au sein des sociétés européennes vers 1900-1910. La part du millime supérieur semble être actuellement de près de 20 % du patrimoine total, celle du centile supérieur d’environ 50 % du capital total, et celle du décile supérieur paraît comprise entre 80 et 90 % ; la moitié inférieure de la population mondiale possède sans aucun doute moins de 5 % du patrimoine total » (p. 698).
La quatrième partie du livre, Réguler le capital au XXIe siècle, rassemble les propositions que Th. Piketty fait, sur la base des conclusions de son étude dans les parties précédentes de l’évolution du capital, du revenu et de leur répartition.
Un État social s’est développé de façon comparable dans les différents pays riches au cours du XXe siècle : les prélèvements obligatoires sont passés de moins de 10 % au début du siècle, où ils finançaient les seules fonctions régaliennes (en particulier police, justice, armée), à une fourchette de 30 à 55 % dans les années 1980-2010 (30 % pour les États-Unis, 55 % pour la Suède), où ils financent en plus la santé, l’éducation, la retraite et des prestations de solidarité [6]. La révolution conservatrice (ou révolution libérale) commencée dans les années 1980 et la crise financière commencée en 2008 ont abouti à une critique sur la place, souvent présentée comme excessive, de l’État dans l’économie moderne. Mais cette crise financière a également montré qu’une intervention des banques centrales pour limiter ses conséquences était plus efficace que l’absence d’intervention qui avait initialement très fortement aggravé les conséquences de la crise de 29 : même les politiques néo-libérales dont dû reconnaître l’intérêt de l’intervention publique.
Th. Piketty justifie le poids important des prélèvements obligatoires et appelle au renforcement du rôle régulateur de l’État, tout en affirmant la nécessité d’une réforme des politiques publiques : « à partir du moment où la puissance publique joue dans la vie économique et sociale le rôle central qu’elle a acquis dans les décennies de l’après-guerre, il est normal et légitime que ce rôle soit en permanence débattu et remis en question. [… Il] faut tout à la fois inventer de nouveaux outils permettant de reprendre le contrôle d’un capitalisme financier devenu fou, et rénover et moderniser profondément et en permanence les systèmes de prélèvements et de dépenses qui sont au cœur de l’État social moderne et qui ont atteint un degré de complexité qui menace parfois gravement leur intelligibilité et leur efficacité sociale et économique » (p. 755 et 756).
Th. Piketty propose ensuite des mesures pour contrôler ce « capitalisme financier devenu fou ».
En ce qui concerne les revenus, la question se pose de l’augmentation du taux marginal d’imposition pour les plus hauts revenus. À ce sujet, il est intéressant de noter que ce taux a été très élevé dans tous les pays riches à partir des années 20 (pour le financement de la reconstruction après la guerre), et surtout de la crise de 29, jusqu’aux années 70, et que c’est aux États-Unis et au Royaume-Uni qu’il a été confiscatoire : il a par exemple été supérieur, et souvent très supérieur, à 90 % au Royaume-Uni de 1941 à la fin des années 70 et a varié entre 80 % et plus de 90 % aux États-Unis de 1940 au début des années 60, pour descendre à 70 % jusqu’à la fin des années 70. Ce n’est qu’avec la révolution libérale que le taux marginal supérieur d’imposition est descendu plus bas dans les pays anglo-saxons que dans les pays d’Europe continentale (en dessous de 40 % d’un côté, entre 45 et 55 % de l’autre). Pour Th. Piketty, une augmentation du taux marginal sur les plus hauts revenus au-dessus de la fourchette actuelle serait efficace non pas par ce qu’elle rapporterait mais parce qu’elle limiterait l’intérêt qu’ont les cadres supérieurs à négocier des salaires très élevés, et conduirait ainsi à une diminution de ces salaires exorbitants qui ne traduisent pas une efficacité supérieure des entreprises concernées [7].
Mais la mesure qui paraît essentielle à Th. Piketty est un impôt proportionnel à taux faible sur le capital. Pour lui, un impôt mondial sur le capital est une utopie utile, qui pourrait dans un premier temps être lancée à plus petite échelle. Ce n’est pas envisageable au niveau d’un État moyen comme ceux de l’Union européenne, mais c’est réalisable par un groupe d’États de ce type. Le taux pourrait à ses yeux être nul en dessous de 1 million d’euros, de 1 % entre 1 et 5 millions et de 2 % au-delà de 5 millions. Si on se réfère à l’exemple de Liliane Bettencourt cité plus haut, on voit que, compte tenu d’un rendement minimum de 5 % sur le capital, ces taux ne sont pas confiscatoires. L’échec de la Révolution française dans sa recherche d’égalité par la mise en place d’une fiscalité universelle vient de l’insuffisance de l’imposition du capital mise en place, qui se limitait à un impôt sur la transmission du patrimoine à un taux trop faible pour réguler son accroissement spontané.
Une condition nécessaire est que l’assiette de cet impôt soit l’ensemble des actifs, qu’ils soient immobiliers, financiers ou industriels, qu’ils soient nationaux ou étrangers. C’est en ce sens que l’ISF français, ou les impôts sur l’immobilier ou sur le patrimoine des différents pays qui en ont un, ne répondent pas à l’objectif, car leur assiette est restreinte et les bases d’évaluation sont insuffisamment réévaluées. Cet impôt suppose donc la transparence de l’information entre les systèmes bancaires et les administrations fiscales, pour que les actifs étrangers soient connus de celles-ci : une généralisation de l’échange d’informations bancaires, qui fait actuellement quelques progrès, est indispensable, et elle doit couvrir les actuels paradis fiscaux.
À ce sujet, il est intéressant de constater que les statistiques officielles établissent que la position patrimoniale nette des pays riches par rapport au reste du monde est légèrement négative d’environ 4 % (ils ont plus de dettes vis-à-vis d’eux que de créances), mais… que la position patrimoniale nette du reste du monde par rapport aux pays riches est également négative ! Comme dit Th. Piketty : « Autrement dit, nous serions possédés par la planète Mars ! » L’explication « la plus plausible de cette anomalie statistique », comptablement impossible, qui aurait intéressé Oskar Morgenstern [8], « est l’existence d’une masse importante d’actifs financiers non enregistrés détenus par les ménages dans les paradis fiscaux » (p. 746). Il faut souligner que plus des trois quarts des actifs dans les paradis fiscaux sont détenus par des résidents des pays riches.
L’accroissement de la transparence sur les flux financiers est donc un objectif qui doit être une priorité, dans l’intérêt objectif de l’équilibre des sociétés et dans l’intérêt de la « visée politique, normative et morale » que Th. Piketty revendique, au moins pour tous ceux qui donnent une grande importance à l’égalité. On remarquera aussi que, tant pour le taux marginal le plus élevé de l’impôt sur le revenu que pour la transparence de l’information financière, les États-Unis ont été et sont respectivement plus moteurs que l’Europe. L’importance de la transparence est soulignée par les deux dernières phrases du livre : « Ceux qui en détiennent beaucoup [il s’agit de l’argent] n’oublient jamais de défendre leur intérêt. Le refus de compter fait rarement le jeu des plus pauvres » (p. 950).
Le dernier chapitre du livre traite de la dette publique. Th. Piketty en relativise l’importance, en la mettant en relation avec le volume total du patrimoine : elle est en général de l’ordre de grandeur d’un an de revenu [9], à comparer aux 5 à 6 ans de revenu que représente le patrimoine. Il distingue trois outils susceptibles de la ramener à un niveau acceptable : un prélèvement exceptionnel sur les très gros patrimoines, le recours à l’inflation et l’austérité. Un panachage des différentes solutions est possible, mais Th. Piketty rappelle que l’inflation, une fois qu’on a accepté une augmentation modérée, n’est pas forcément maîtrisable et que ses effets sont souvent très inégalitaires, et que l’austérité, elle aussi, accroît les inégalités. Th. Piketty repousse l’idée de vente d’une partie du patrimoine public, et plaide pour le recours, au moins pour la plus grande part, à un prélèvement exceptionnel sur les très gros patrimoines, qui pourrait être étalé sur quelques années.
Il faut s’intéresser aux réactions qu’a suscitées ce livre. On écoutera avec profit le débat entre Th. Piketty et Emmanuel Todd [10], où E. Todd, tout en exprimant des désaccords avec certaines solutions proposées, dit toute son admiration pour le livre.
Mais les commentaires – et les silences – de divers économistes néo-classiques et néo-libéraux sont instructifs, et expriment parfois ce qui ressemble à de la haine, et en tout cas un profond mépris. Nicolas Baverez intitule son article du Point « Un marxisme de sous-préfecture ». Cela laisse penser qu’il n’a pas lu tout le livre très attentivement : tout en reconnaissant ses nombreux apports, Th. Piketty prend clairement ses distances vis-à-vis de Marx, et ses prises de position sont très modérées, par exemple sur la mondialisation, qu’il considère comme largement positive sous réserve qu’elle soit régulée.
Un autre article est tout aussi instructif : il s’agit d’une double critique (lien accessible aux seuls abonnés à LeMonde.fr), parue dans Le Monde des livres du 29-08-2013. Jean-Marc Daniel, économiste « proche de la tradition libérale », y affirme par exemple ; « Depuis longtemps, les économistes savent que la « règle d’or de la croissance » est que le taux d’intérêt doit être égal au taux de croissance », affirmation d’économistes théoriciens que les données présentées par Th. Piketty permettent de contester absolument ; il qualifie les propositions du livre « violence particulière et ritualisée qu’est le prélèvement fiscal », en précisant : « Quand leur démarche était d’incitation [celle des physiocrates, les libéraux du XVIIIe siècle, qui étaient favorables à un impôt sur le capital], celle de Piketty est de punition » ; il termine son article par : « Si c’est à l’évidence sur des livres de la qualité de celui de Thomas Piketty que doit reposer le débat entre impôt et concurrence, constatons néanmoins une fois encore la séduction étrange qu’exerce le malthusianisme étatiste et fiscaliste sur nos plus brillants esprits… »
Ces économistes préfèrent évacuer ce qui me paraît le point majeur démontré par le livre, à savoir que les inégalités de revenu et encore plus de patrimoine restent très fortes, sont d’une ampleur inacceptable et risquent de continuer à croître, que la reconcentration du capital est en marche et qu’une action volontariste de régulation et d’incitation par une fiscalité qui paraît rester à un niveau acceptable compte tenu du niveau et des risques d’aggravation des inégalités est indispensable. Ils évacuent le débat en utilisant soit des agressions d’assez bas étage – le « marxisme de sous-préfecture » – soit des affirmations plus idéologiques qu’économiques sur l’efficacité du « moins d’impôt ».
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En conclusion, on peut certes faire des critiques aux thèses de Th. Piketty.
En particulier, il fait l’hypothèse, avec un taux croissance démographique se réduisant progressivement pour atteindre moins de 0,2 % à la fin du XXIe siècle (scénario central retenu par les Nations unies), que la croissance mondiale pourrait tendre progressivement vers un niveau de l’ordre de 1,3 % par habitant à la même période, se décomposant en la poursuite d’une croissance de 1,2 % pour les pays les plus riches et une croissance des pays pauvres et émergents de 5 % jusqu’à 2030, diminuant progressivement jusqu’à 4 % en 2050, ce qui leur permettrait de rattraper vers cette date le niveau de consommation des premiers, puis s’alignant sur le taux moyen à la fin du siècle.
- D’une part, cette hypothèse paraît difficilement compatible avec la maîtrise de l’émission des gaz à effet de serre et plus globalement avec les risques écologiques : Th. Piketty évoque à plusieurs reprises les risques de réchauffement climatique et d’épuisement des matières premières, mais ne les traite absolument pas. C’est sur ce point que la confrontation avec la thèse de Dominique Méda dans son livre La mystique de la croissance. Comment s’en libérer ? [11] serait passionnante.
- D’autre part, le livre n’aborde pas – mais ce n’est pas son sujet – le problème des conditions et des politiques nécessaires à la poursuite, ou plutôt au retour, d’une croissance de 1,2% par habitant dans les pays riches, qui ne sont toujours pas sortis des conséquences de la crise financière débutée en 2008.
On peut donc juger le livre de Th. Piketty exagérément optimiste
En ce qui concerne les inégalités, on peut aussi constater que le sort des classes populaires, qui regroupent, selon la typologie retenue par Th. Piketty, environ 50 % de la population (la partie qui est au-dessous du revenu médian et/ou du patrimoine médian) n’est pratiquement pas abordé : les propositions ne portent pas sur ces conditions de vie. C’est d’ailleurs compréhensible : le sujet du livre est l’évolution de la répartition du patrimoine et des revenus et les propositions qu’il fait visent à réguler l’évolution des hauts patrimoines et (à un moindre degré) des hauts revenus. Il ne s’agit de conditions essentielles pour pouvoir mettre en place des modèles sociaux relativement égalitaires, mais le livre n’a pas pour objet de proposer des modèles de ce type : d’autres recherches et d’autres livres sont centrés sur ce sujet, comme Faut-il brûler le modèle social français ?, d’Alain Lefebvre et Dominique Méda [12], livre plus ancien (voir la note de lecture sur ce blog).
Ces quelques critiques ne remettent pas en cause l’importance du livre : il est précieux car il met en évidence, de façon très argumentée, l’ampleur et les risques, en l’absence de régulation du capitalisme, d’aggravation des inégalités de revenus et de patrimoines, au niveau de chaque État comme au niveau mondial, avec les risques géopolitiques d’explosion que cela comporte, et propose des actions. Il fournit des outils pour tous ceux qui considèrent que l’égalité est une valeur essentielle, insuffisamment prise en compte dans les politiques économiques actuelles.
Th. Piketty avait été consulté par Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle de 2007, mais, depuis, le parti socialiste paraît peu intéressé par ses recherches et ses propositions. Celui-ci ne semble par exemple pas avoir accordé beaucoup d’importance au livre de Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez cité plus haut, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle. Espérons que la «remise à plat» de la fiscalité annoncée par Jean-Marc Ayrault le 18-11-2013 s’intéressera au moins un peu à ces propositions : l’espoir fait vivre, mais les limites fixées ensuite par François Hollande à cette mise à plat [13] n’incitent pas à l’optimisme.
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Résumé du livre
Le livre comporte quatre parties : Revenu et capital, La dynamique de rapport capital/revenu, La structure des inégalités et Réguler le capital au XXIe siècle. On trouvera ci-dessous un résumé des trois premières et du premier chapitre de la quatrième, peu abordés plus haut.
Les trois premières reposent sur un énorme travail de ce qu’on appelle en économie de la statistique descriptive : il s’agit de la collecte de données, du « nettoyage » et de la mise en cohérence des données hétérogènes, de leur traitement, de leur interprétation et de leur présentation. Th. Piketty fait ainsi des traitements de données lourds à partir de la World Top Incomes Database, base de données constituée en collaboration par divers économistes de pays différents pour étendre le périmètre d’une première collecte de données qu’il a débutée en 1998 pour la France, dans le cadre de ses travaux sur la dynamique des revenus et du patrimoine [14]. Cette base rassemble, dans une perspective historique, des données sur les revenus et le patrimoine dans de nombreux pays. Même s’il s’agit d’économie quantitative, les concepts manipulés et les calculs effectués sont simples, mais ils supposent évidemment un gros travail de retraitement des données brutes. Les méthodes et les résultats sont compréhensibles par des non-spécialistes Les hypothèses sont clairement explicitées, et leurs limites exposées. Les résultats sont suffisamment robustes pour justifier ces hypothèses.
Dans la première partie, Revenu et capital, il présente d’abord ce qu’il appelle la première loi fondamentale du capitalisme, valable au niveau d’une nation comme au niveau du monde :
où α est la part des revenus du capital dans le revenu national (ou mondial), r le taux de rendement moyen du capital et β le rapport entre le stock de capital et le flux annuel de revenu. Il s’agit d’une égalité comptable, mais elle a par exemple l’intérêt de permettre d’évaluer le rendement moyen du capital si on parvient à mesurer les deux autres valeurs.
Il faut remarquer que Th. Piketty n’inclut jamais ce que certains économistes, en particulier néo-libéraux, appellent le capital naturel dans son évaluation du stock de patrimoine : pour lui, le capital est ce qui est accumulable par l’homme. Cette position s’oppose à la marchandisation de la nature, selon laquelle une dégradation écologique se traduit seulement par un coût, et peut donc se compenser par des dollars ou des euros, ce qui ouvre la porte à l’idée, selon moi dangereuse, que le « capital naturel » est substituable au capital ou au travail [15].
Il évoque ensuite l’évolution de l’inégalité entre les nations : le revenu moyen par habitant, selon les pays, varie actuellement de 150 à 3 000 € par mois [16] ; le PIB par habitant de l’ensemble Europe-Amérique était de 40 % supérieur à la moyenne mondiale en 1700, ce pourcentage est monté jusqu’à 150 % en 1990 et décroît depuis (il est d’environ 125 %), alors que dans le même temps celui de l’ensemble Asie-Afrique était de 10 %, puis 70 % et actuellement 15 % inférieur à cette moyenne. Se pose la question de la poursuite de cette convergence des revenus moyens : Th. Piketty considère que le principal facteur de convergence est la diffusion du savoir technologique, des qualifications et de l’éducation, mais que la libre circulation des capitaux n’est pas, elle, un facteur évident de convergence, contrairement à ce qu’affirment les économistes classiques.
Il fait ensuite un historique de la croissance de la production mondiale, de l’évolution de la population mondiale et de la croissance de la production par habitant. Celle-ci a stagné de l’an 1 à 1700 ; elle a ensuite lentement progressé jusqu’en 1820 (de 0,1 % par an) [17] ; cette croissance s’est ensuite accélérée avec la révolution industrielle pour passer à 0,9 % par an jusqu’en 1913, et à 1,6 % depuis 1913. Mais elle devrait diminuer fortement dans les décennies à venir : le scénario central retenu par Th. Piketty la prévoit en dessous de 1,3 % à la fin du siècle. Quant à la croissance de la population mondiale, elle a été d’environ 0,1 % par an entre l’an 1 et 1700, puis a augmenté progressivement jusqu’à atteindre 1,9% entre 1950 et 1970, et décroît depuis : elle est de l’ordre de 1,2% et le scénario central des prévisions la ramène en dessous de 0,2 % en 2100. Nous sommes donc, selon toute vraisemblance, à la fin d’une période de croissance forte de la production et de la population, qui aura accéléré au début du XXe siècle.
Enfin, il aborde l’histoire de l’évolution des prix : ceux-ci ont été très stables de 1700 à 1913, puis ont très fortement augmenté de 1913 à 1950 ; la hausse s’est ensuite ralentie, pour reprendre de 1970 à 1990, et se ralentir ensuite pour se stabiliser pour le moment à un taux voisin de 2 %. Le XXe siècle a donc vu la fin des repères monétaires, dont la stabilité avait marqué profondément les deux siècles précédents. Th. Piketty fait souvent référence à des grands romanciers du XIXe siècle pour illustrer son propos sur le comportement des classes supérieures, qui a peu varié jusqu’en 1913, en particulier à Balzac et à Jane Austen [18].
Dans la deuxième partie, La dynamique de rapport capital/revenu, il traite tout d’abord de la métamorphose du capital : essentiellement fondé sur le foncier rural jusqu’au XIXe siècle, il se transforme en devenant immobilier et industriel, avec, pour les États coloniaux, une part importante de capital étranger entre la deuxième moitié du XIXe siècle et la décolonisation à partir de 1950. Mais l’importance du capital est restée relativement stable en Europe, aux alentours de 7 ans de revenu national, du début du XVIIIe siècle à 1913, pour s’effondrer avec les deux guerres mondiales et la crise de 29 au niveau de 2 à 3 ans de revenu ; il s’est ensuite progressivement mais rapidement reconstitué depuis 1950, pour revenir à environ 6 ans de revenu annuel au Royaume-Uni et en France, et à 4 ans en Allemagne. Il est à noter que le capital public (actifs moins dettes), en Europe, est très faible par rapport au capital privé, et que, après une légère remontée autour des années 1950, il diminue depuis, indépendamment des régimes politiques.
Le cas des États-Unis, pays neuf avec moins de contrainte foncière, reposant jusqu’à la guerre de Sécession sur l’esclavage qui a de fait constitué un capital, et pays soumis aux difficultés mais pas aux destructions des guerres mondiales, est évidemment différent : le capital, qui n’était que de 3 ans de revenu annuel à la fin du XVIIIe siècle, a cru jusqu’à 5 ans de revenu vers 1910, pour diminuer moins fortement en 1920, remonter jusqu’à la crise de 29, puis diminuer jusqu’à l’après-guerre et croître ensuite pour retrouver un niveau de l’ordre de 5 ans de revenu.
Th. Piketty expose ensuite ce qu’il appelle la deuxième loi fondamentale du capitalisme, qui s’exprime, au niveau d’un pays donné (ou au niveau mondial) par la formule
où β, déjà vu plus haut, est le rapport entre le stock de capital et le flux annuel de revenu, s le taux d’épargne dans le pays considéré et g le taux de croissance de son revenu national.
Il ne s’agit plus ici, comme c’était le cas pour la première loi fondamentale, d’une simple égalité comptable, mais d’une loi tendancielle : quel que soit la valeur de β0 à un moment donné, si s et g restent stables, βt évoluera dans le temps et tendra vers la limite donnée β par la formule ci-dessus. Il s’agit d’une tendance à long terme, qui peut être masquée à plus court terme par des phénomènes de bulle spéculative, dont Th. Piketty dit qu’elles sont « consubstantielles à [l’]histoire du capitalisme » (p. 271).
Plus la croissance sera faible, plus, à taux d’épargne donné, le rapport entre le stock de capital et le flux annuel de revenu évoluera au fil du temps vers une valeur élevée. L’accroissement de la concentration du capital, en l’absence d’action politique volontariste, est donc une tendance d’autant plus forte que la croissance est faible. Avec un retour prévisible au XXIe siècle à une croissance mondiale faible, et à une croissance encore plus faible dans les pays développés, la tendance spontanée sera donc un accroissement du volume de capital, et pourrait aboutir à une valeur du rapport β proche de 7. De plus, des différences importantes du rapport β entre pays peuvent permettre aux pays où il est élevé d’investir massivement dans ceux où il est bas, avec des risques géopolitiques graves.
Un autre risque, lié à la mondialisation financière, est celui de l’accroissement très important de la possession croisée d’actifs étrangers (donc aussi de de passifs étrangers), qui entraîne une grande vulnérabilité des petits pays aux risques et attaques spéculatifs.
La thèse de Karl Marx sur la baisse tendancielle du taux de profit repose sur l’hypothèse implicite d’une croissance très faible voire nulle, hypothèse qu’ont continué à faire presque tous les économistes jusqu’au milieu du XXe siècle : la « deuxième loi fondamentale du capitalisme » montre les limites de cette thèse.
Th. Piketty aborde ensuite la question de l’évolution sur le long terme du partage du revenu entre capital et travail (évalué par le rapport α évoqué ci-dessus). Les économistes libéraux affirment qu’il est stable, les économistes marxistes affirment qu’il augmente, ce qui correspondrait à un basculement progressif en faveur du capital : il s’agit souvent d’α priori idéologiques. Les données disponibles indiquent en tout cas que depuis 1970, dans la plupart des pays riches, le rapport a a augmenté, ce qui s’explique au moins en partie par l’amélioration du pouvoir de négociation du capital par rapport au travail, accru par la mobilité croissante des capitaux et par la concurrence entre États pour attirer les capitaux. Th. Piketty ne prend pas position sur la tendance à long terme d’évolution du rapport α : la remontée dans les 40 dernières années ne compense pas la baisse enregistrée depuis 1800, mais, en tout état de cause, le capital n’a pas disparu au bénéfice du « capital humain », et il est peu probable qu’il le fasse. Th. Piketty considère qu’il existe des tendances contradictoires à la hausse et à la baisse de ce rapport, et qu’il n’y a pas de raison évidente à la baisse éventuelle du rapport α.
La conclusion de cette partie est que la technologie et le marché ne connaissent « ni limite ni morale [19]. […] Si l’on souhaite véritablement fonder un ordre social plus juste et rationnel, fondé sur l’utilité commune, il n’est pas suffisant de s’en remettre aux caprices de la technologie » (p. 370) : la nécessité de faire de l’économie politique et pas de la science économique est réaffirmée.
Dans la troisième partie, La structure des inégalités, il traite tout d’abord du rôle de l’héritage et du travail dans l’accès à la richesse, et de l’évolution relative de chacun de ces modes d’accès à la richesse. Le capital est toujours réparti plus inégalement que le revenu de travail, mais celui-ci reste très inégalement réparti, de façon d’ailleurs hétérogène : les États-Unis sont beaucoup plus inégalitaires que les pays scandinaves, et évoluent dans le sens de la croissance des inégalités.
Les évolutions durant le XXe siècle ont certes abouti à un accès des classes moyennes à un certain niveau de patrimoine, ce qui n’était pas le cas avant 1914, mais « Le plus frappant est sans doute que dans toutes ces sociétés, la moitié la plus pauvre de la population ne possède presque rien : les 50 % les plus pauvres en patrimoine possèdent toujours moins de 10 % du patrimoine national, et généralement moins de 5 % » (p. 404).
La réduction des inégalités, importante entre 1914 et 1970, est due essentiellement à l’effondrement des rentiers, avec les deux guerres mondiales et la crise de 29 : il n’y a pas de tendance spontanée à la réduction des inégalités. L’apparition d’une imposition du capital au début du XXe siècle, à un niveau de l’ordre de 30 %, a contribué à cette réduction, ainsi que l’impact direct des destructions des guerres mondiales, les nationalisations de la fin des années 40 et la croissance importante des 30 Glorieuses [20].
En tout état de cause, le monde développé a évolué depuis le début du XXe siècle d’une société de rentiers, où le patrimoine était extrêmement concentré, vers une société de cadres « très supérieurs » où les revenus du travail jouent un plus grand rôle, mais sur la base d’une société « hyperméritocratique » où la croissance extrêmement forte des très hauts salaires est le moteur du développement d’une nouvelle inégalité : les victimes en sont les travailleurs des classes populaires et les travailleurs des classes moyennes ayant très peu de patrimoine. Les États-Unis jouent dans cette évolution le rôle de prototype, où la place des très riches (le dernier centile par exemple) est de plus en plus déterminante dans la structuration de la société : ils ont connu entre 1970 et 2010 un transfert des 9 premiers déciles vers le 10e, celui des plus riches, de 15 % du revenu national. Il s’agit d’une évolution majeure, d’autant plus que, du XIXe siècle à 1970, ils étaient beaucoup plus égalitaires que l’Europe.
Les tendances actuelles sont, dans l’ensemble du monde développé, à une nouvelle aggravation des inégalités, avec un retour à un renforcement des très hauts patrimoines, du fait à la fois de très gros revenus du travail (qui se substituent en partie à l’héritage dans la constitution des patrimoines), comme de la « deuxième loi fondamentale du capitalisme ». En Europe, cela entraîne la perte de l’illusion sur la « fin du capitalisme » que les 30 Glorieuses avaient fait naître avec l’accès des classes moyennes à un certain niveau de patrimoine. L’héritage avait perdu beaucoup de son importance entre 1914 et 1980, ce qui fait que le centile supérieur des générations nées entre 1910 et 1950 vit ou a vécu majoritairement de son travail, alors que ce même centile correspondait, jusqu’en 1914, à l’aristocratie des « gros rentiers ». Or cette évolution est en train de se retourner : l’héritage reprend progressivement une grande importance (tout en étant moins concentré, moins inégalitaire : il prend une place croissante pour une minorité, faible mais plus nombreuse, de la population). Cela ruine la foi dans l’irréversibilité du progrès social qui a caractérisé la deuxième moitié du XXe siècle, et remet en cause la perception démocratique de la société selon laquelle les inégalités ne sont justifiées que si elles reposent sur des critères méritocratiques. La logique de la libre concurrence et la sophistication croissante des techniques financières renforcent l’autonomisation des revenus du capital par rapport au travail et ne vont pas dans le sens de la rationalité démocratique et de la justice sociale, qui ont donc besoin d’institutions et d’une régulation spécifiques.
Il faut souligner que les études statistiques s’intéressent bien trop rarement à la situation des extrêmes, les très riches et les très pauvres, et occultent ainsi l’importance des inégalités.
Il semble qu’un effort plus important sur la formation supérieure, cherchant à en étendre l’accès au-delà des classes privilégiées, permettrait de limiter cet accroissement de l’inégalité des revenus du travail. L’accroissement des frais d’inscription et d’études à la charge des étudiants est en particulier un facteur important d’aggravation des inégalités ultérieures. La lutte contre les inégalités passe par une action publique de régulation, en particulier en ce qui concerne le marché du travail. Le salaire minimum est un outil efficace, mais ne peut atteindre un niveau trop important par rapport à la production moyenne par salarié.
La répartition mondiale du patrimoine est, comme cela a été dit plus haut, voisine de celle des sociétés européennes de 1910 : les estimations sont que le millime supérieur en détient environ 20 %, le centile supérieur environ 50 %, le décile supérieur 80 à 90 %. Il faut noter que « de très nombreux habitants des pays développés – y compris au sein de la ‘‘classe moyenne patrimoniale’’ – apparaissent très riches au niveau de la hiérarchie mondiale considérée dans son ensemble » (p. 699).
Au niveau mondial, la croissance moyenne est pour le moment supérieure à celle des pays développés : cela tend à limiter l’inégalité de répartition du patrimoine. Mais cette croissance va ralentir dans les prochaines décennies, et, dès aujourd’hui, la différence de taux de rendement entre petits et grands patrimoines pousse fortement à l’accroissement de cette inégalité.
Le patrimoine des plus riches (population de l’ordre de la centaine de personnes) augmente d’environ 6,5 % par an (après déduction de l’inflation) depuis la fin des années 80, pour un taux d’augmentation du patrimoine mondial par adulte de 2,1 % et du revenu mondial par adulte de 1,4 % (ce qui correspond, sur un quart de siècle, à une multiplication par respectivement 5 et seulement 1,7 et 1,4). Il y a un risque « que la dynamique mondiale de l’accumulation et de la répartition des patrimoines » conduise « vers des trajectoires explosives et des spirales inégalitaires hors de tout contrôle » (p. 701).
Th. Piketty poursuit sa réflexion sur le fait que le capitalisme n’est pas – et n’a pas à être – moral en soulignant que beaucoup de critiques envers des milliardaires de pays émergents ou pauvres leur sont adressées, avec une vision très occidentalocentrique, du fait de leur origine ou de la couleur de leur peau, alors qu’on « oublie » soigneusement de les adresser à des milliardaires occidentaux dont les pratiques sont comparables.
La fin de la troisième partie du livre aborde les aspects géopolitiques liés aux fonds souverains des pays pétroliers et des pays émergents. Il s’agit d’un exercice de prospective, qui repose sur des données intéressantes. Il propose différentes hypothèses sur la future répartition du patrimoine mondial entre grands acteurs (pays pétroliers, autres pays émergents, milliardaires individuels) et évoque différents risques (prise de contrôle d’États par des États étrangers, divergence oligarchique où les milliardaires possèderaient une part majeure des patrimoines nationaux…).
La quatrième partie, Réguler le capital au XXIe siècle, présente les propositions qui ont été étudiées plus haut dans cet article.
Il définit préalablement, dans le chapitre Un État social pour le XXIe siècle, les principes d’un État social, tels qu’ils ont progressivement été élaborés, qui sont appliqués par les différents pays développés de façon souvent plus homogène qu’on ne le pense et dont l’essentiel doit être préservé, ce qui suppose des réformes. Th Piketty constate que la crise de 2008 et ses conséquences ont montré la nécessité et l’utilité de l’intervention publique, après la remise en cause qu’elle a subie à partir de la fin des années 70 avec la révolution libérale.
Il fournit des pistes de réflexion sur la meilleure façon de restaurer l’action publique, indispensable pour « reprendre le contrôle d’un capitalisme financier devenu fou » (p. 756), qui doit être juste et efficace. Cela est nécessaire compte tenu du poids de l’intervention publique dans l’économie : les prélèvements obligatoires dans les pays riches sont, nous l’avons vu, passés de moins de 10 % du revenu national à la fin du XIXe siècle à une fourchette actuelle dans les pays développés de 30 (pour les États-Unis) à 55 % (pour la Suède).
Cet accroissement correspond à la mise en place d’un « État social » au cours du XXe siècle. Les missions régaliennes consomment moins de 10 % du revenu national ; les dépenses d’éducation et de santé consomment entre 10 et 15 % du revenu national (avec des modalités assez différentes en Europe continentale et dans les pays anglo-saxons), dans un objectif de « permettre l’égalité d’accès à ces biens fondamentaux » ; les revenus de remplacement et de transfert consomment généralement entre 10 et 15 % (et dans certains cas jusqu’à 20 %) du revenu national. Cet accroissement a permis de faire fortement régresser la pauvreté, en particulier celle du troisième âge. Les minima sociaux consomment moins de 1 % du revenu national, ce qui permet de contester le bien-fondé des critiques virulentes que les néo-libéraux leur adressent. Toutes ces dépenses sont destinées à accroître l’égalité d’accès aux droits plus qu’à redistribuer.
Il ne paraît pas opportun de laisser encore croître ce niveau de prélèvement, mais aucune tendance à sa baisse n’est décelable. Il s’agit donc de moderniser l’État social, et non de le démanteler. Les enjeux majeurs suivants sont identifiés.
- Pour les institutions éducatives, il faut favoriser la mobilité sociale, qui paraît avoir tendance à régresser après s’être légèrement améliorée pour les générations nées entre 1940 et 1960 (la Suède et la Finlande ont la plus grande mobilité, les États-Unis la moins bonne, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni sont dans une situation intermédiaire) ; le coût d’accès à l’enseignement supérieur est une variable ayant un impact fort sur cette mobilité, mais il ne faut pas sous-estimer la sélection sociale et culturelle.
- Pour les retraites, Th. Piketty défend, de façon argumentée, la répartition, qui fait que « toutes les générations sont liées les unes aux autres : une société vertueuse et harmonieuse semble à portée de main » (p. 783) ; une réforme équitable devrait prendre davantage en compte l’hétérogénéité des situations (âge du début du travail, métiers pénibles, espérance de vie différenciée…) et reposer sur des comptes individuels permettant d’homogénéiser les droits.
- Il faut viser l’extension des bénéfices de l’État social aux pays pauvres et émergents, où la situation s’est parfois dégradée (en Afrique, le taux de prélèvement moyen est retombé en moyenne de 15 à 10 %) et où les politiques ultra-libérales imposées par les institutions internationales ont été beaucoup trop brutales.
Les principales propositions de Th. Piketty portent sur l’imposition progressive des revenus, l’imposition mondiale du capital et la transparence des patrimoines, la gestion de la dette publique. Elles sont présentées plus haut, dans la première partie de l’article.
© Serge Ruscram, 30-12-2013
Utilisation possible, sous réserve de mentionner l’auteur et l’URL du blog.
[1] Cet enrichissement de la réflexion par la prise en compte des phénomènes démographique est aussi une qualité majeure de l’œuvre d’Emmanuel Todd. Voir par exemple, sur ce blog, la note de lecture sur Le Rendez-vous des civilisations, de Youssef Courbage et Emmanuel Todd.
[2] Le livre Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle de Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez (Seuil. République des idées, 2011) était déjà associé à un site, qui comporte un simulateur permettant d’étudier l’impact de scénarios de politique fiscale.
[3] Les déciles sont le résultat de la stratification en 10 groupes d’égal effectif d’une population ordonnée selon une variable croissante. Si on étudie la répartition du patrimoine dans une population, le 10e décile est le groupe des 10 % des personnes qui ont le patrimoine le plus élevé ; le 1e décile est le groupe des 10 % des personnes qui ont le patrimoine le moins élevé. On peut évidemment aussi étudier de la même façon la répartition d’autres variables, comme le revenu. À un niveau plus fin, on utilise les centiles, qui stratifient la population en 100 groupes de même effectif, ou même les millimes…
[4] C’est celui qui sépare la population en deux groupes de même effectif : les 5 premiers et les 5 derniers déciles.
[5] L’exemple de Liliane Bettencourt est pris p. 702 du livre.
[6] Il faut noter que le niveau plus faible aux États-Unis correspond en partie à un moindre financement public de la santé et de l’éducation, mais aboutit, si on ajoute le financement public et le financement privé, à un coût global plus élevé et à une inégalité plus forte.
[7] Voir à ce sujet la p. 825 du livre.
[8] Oskar Morgenstern, économiste mathématicien allemand naturalisé américain (1902-1977), a écrit On Accuracy of Economic Observations (Princeton University Press, 1950 ; traduction française L’illusion statistique. Précision et incertitude des données économiques, Dunod, 1972), livre très instructif sur les erreurs, imprécisions et limites des données statistiques.
[9] Et ce niveau est à comparer avec le patrimoine public, qui est du même ordre de grandeur : le patrimoine public net est donc proche de 0.
[10] Ce soir ou jamais, France 2, 06-09-2013, débat animé par Frédéric Taddeï.
[11] Voir sur ce blog l’article cité plus haut : « Croissance, environnement et égalité : 2 livres importants ».
[12] Faut-il brûler le modèle social français ?, Alain Lefebvre, Dominique Méda, Seuil, 2006
[13] Voir par exemple l’article « Fiscalité : le jour où Hollande a tué la réforme d’Ayrault », LeParisien.fr, 14-12-2013.
[14] Voir par exemple Les Hautes Revenus en France au XXe siècle, Thomas Piketty, Grasset, 2001.
[15] Voir par exemple la critique de cette position dans le livre de Dominique Méda, La mystique de la croissance. Comment s’en libérer (Flammarion, 2013), dont un autre article de ce blog cité plus haut, « Croissance, environnement et égalité : 2 livres importants », fournit une note de lecture.
[16] Les variables évaluées sont précisément définies. Le revenu inclut non seulement les revenus directs (salaires nets et autres revenus perçus, etc.) mais aussi par exemple la consommation de services publics. Le retraitement des données prend en compte l’inflation, le pouvoir d’achat des différentes monnaies, etc.
[17] Il faut noter que des taux, même faibles, sur des longues durées se traduisent à la fin par une évolution importante, d’autant plus qu’il faut tenir compte de la composition des augmentations (comme pour les taux d’intérêt composés) : en 50 ans, une croissance de 1 % par an donne un accroissement de 64 % (multiplication par 1,6), et une croissance de 2 %, un accroissement de 169 % (multiplication par 2,7) ; en 100 ans, les accroissements correspondants sont respectivement de 170 % (multiplication par 2,7) et 624 % (multiplication par 7,2).
[18] Il est intéressant de noter qu’Edward W. Saïd fait lui aussi beaucoup référence à ces deux auteurs dans Culture et impérialisme (Fayard Le Monde diplomatique, 2000) : il s’agit d’un sujet certes différent, mais où la culture de la grande bourgeoisie des États coloniaux est longuement analysée.
[19] Cette idée rappelle par exemple le livre d’André Comte-Sponville Le capitalisme est-il moral ? (Albin Michel, 2004).
[20] Cette expression désigne la période entre 1945 et le milieu des années 70, où la reconstruction et le modèle social avaient permis un taux de croissance exceptionnel et une augmentation du revenu largement répartie.