Le 3 octobre, au moins 359 immigrants clandestins se sont noyés au large de Lampedusa. Le 11 octobre, au moins 33 nouvelles victimes, entre Malte et Lampedusa. Et, tout à coup, les médias en font des pages entières ; et les politiques gesticulent : il faut que l’Union européenne prenne d’urgence des décisions fortes, on ne peut laisser l’Italie gérer seule ces vagues d’immigration sauvage… Certains d’entre eux voient l’aspect humanitaire ; d’autres y voient un argument pour regretter le bon vieux temps où Kadhafi réprimait suffisamment les immigrants qui transitaient par la Libye pour qu’ils n’arrivent pas à s’embarquer : selon eux, les révolutions arabes auraient ensuite amené au pouvoir des djihadistes laxistes.
Mais qu’y a-t-il de nouveau ? Pourquoi s’exciter aujourd’hui sur un drame connu depuis des lustres ?
En 1974 et 1975, je travaillais au Sénégal et je faisais de fréquentes tournées en brousse pour suivre le travail d’enquêteurs qui étaient installés dans des villages pour la durée d’une enquête socio-économique. Combien de fois, le soir, après le travail, dans une cour, sous un grand arbre, pendant la cérémonie des trois thés, à la lumière d’une lampe à pétrole, ces jeunes privilégiés (pensez donc : ils avaient un CDD de 15 mois, payé 10 000 F CFA, soit 200 F d’alors par mois, sans aucune perspective ultérieure) m’ont-ils demandé de les aider à émigrer en France, et d’abord de leur faire un certificat d’hébergement pour qu’ils obtiennent un visa de tourisme de 3 mois. J’avais beau expliquer que ce que leurs frères, déjà en France, leur disaient était enjolivé et mensonger, et qu’être clandestin soumis au racisme, hébergé dans un foyer de grande banlieue sans certitude de pouvoir travailler, n’était peut-être pas un bon objectif, ils avaient du mal à me croire.
En 2005, dans le désert du grand Sud libyen, au milieu de nulle part, à 100 milles de toute terre habitée et de tout campement touareg, quelle que soit l’heure de la journée, on voyait, au croisement des pistes, des Noirs, assis en plein soleil, qui attendait qu’un camion passe et daigne les prendre en stop – pour quelle somme astronomique ? – pour remonter vers le Nord. Ils venaient, à pied, de l’Afrique sub-saharienne, ils espéraient arriver un jour dans l’Eldorado européen.
Avez-vous une idée de l’état physique et psychologique de ceux qui arrivent en France, après plusieurs mois, voire des années d’errance, de racket, de violence, souvent de viols, entre leur pays d’origine – Sénégal, Mali, Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo… – et le service de maladies infectieuses de l’hôpital public qui, seul, les prend en charge, après leurs semaines ou leurs mois de séjour dans de monstrueux camps de transit à Lampedusa ou à Calais ? Ceux-là sont souvent partis parce qu’ils étaient malades et mal soignés, ils ont le SIDA, des formes résistantes de tuberculose, les femmes arrivent souvent lourdement enceintes : vous imaginez, un an de voyage, à pied, sans ressources… Ceux qui partent sont les plus audacieux, les plus courageux, comme l’étaient les Irlandais, les Allemands, les Italiens, les Juifs de toute nationalité qui ont émigré aux États-Unis. Ceux qui arrivent sont, parmi eux, les plus résistants, physiquement et psychologiquement.
Et les noyades après le naufrage de pirogues de fortune, cela aurait commencé seulement le 3 octobre 2013 ? Non, tout le monde le sait : cela ne se passe pas souvent par centaines, mais des dizaines qui disparaissent corps et (peu de) biens, il y en a toutes les semaines, entre le cap Vert, les Canaries, Madère, le Maroc, Gibraltar et l’Espagne, entre la Tunisie ou la Libye et l’Italie, et ailleurs ; il y a aussi ceux qui ne se noient pas, mais dont le corps se dessèche quelque part dans le Sahara. Alors, pourquoi cela devient-il brutalement urgent, après toutes ces années ? J’aimerais avoir une réponse.
Et quelles sont les solutions ?
Ce n’est pas un problème d’extension du droit d’asile : que deviendront-ils, même régularisés, avec le niveau du chômage en Europe ? Le problème est celui de la misère, y compris dans les pays qui ont quelques ressources, en particulier du pétrole, et c’est celui de la violence politique et des guerres civiles ; c’est un problème d’inégalités et de régimes dictatoriaux. Et il y a aussi le problème de la misère dans l’Occident développé : en 1995, j’avais été choqué par le nombre de SDF vivant dans des cartons dans le centre de Los Angeles. Aujourd’hui, il y en a autant dans celui de San Francisco, mais aussi dans les rues et sur les places de Paris. Catherine Le Forestier chantait déjà, au début des années 70 : « À trois pas de chez moi, j’irai voir mes voisins ! À trois pas de chez toi, va donc voir tes voisins ! »
On a refusé de la faire à l’époque de la colonisation, de la décolonisation, de la mondialisation financière triomphante, il faut enfin aborder le problème des inégalités :
- Celles entre les pays, pays développés, pays émergents et pays qui restent sous-développés : même si l’Afrique, en moyenne, est en croissance rapide, il faut distinguer la situation en Afrique du Sud ou au Maroc de la situation en Centrafrique ou en République démocratique du Congo ;
- Celle au sein de chaque pays : Passy et la cité des 4000 à La Courneuve, Wall Street et les faubourgs de Detroit, les quartiers de la grande bourgeoisie chinoise où on a raté sa vie si on a pas une Porsche Cayenne à 25 ans et les zones où sont logés les paysans transportés sur des chantiers comme celui du barrage des Trois Gorges, quartiers riches de Lagos et zones ravagées par l’exploitation pétrolière du delta du Niger…
Heureusement, il y a quelques lueurs d’espoir. Certains des économistes qui traitent depuis des années des inégalités commencent à se faire entendre plus largement : peut-être y a-t-il progressivement une prise de conscience de l’importance du sujet. Ils proclament qu’ils font, eux, contrairement à la grande majorité des économistes, classiques ou néo-classiques, de l’économie politique, expression que la recherche économique avait oubliée depuis les années 70. Thomas Piketty est un bon exemple, qui travaille depuis des lustres sur la répartition des patrimoines et des revenus, et les moyens d’action possibles, en particuliers fiscaux, pour agir sur les inégalités [1] : les médias ont commencé à en parler largement quand il a publié, avec C. Landais et E. Saez, Pour une révolution fiscale – Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle (Seuil, 2011), et son dernier livre, Le capital au XXIe siècle, (Seuil, 2013) a été aussi beaucoup commenté. Il y étudie l’évolution sur le très long terme (essentiellement depuis le XVIIIe siècle) du patrimoine et des revenus comme celle de leur répartition, au niveau de différents pays et au niveau mondial. Comme par hasard, les économistes libéraux néo-classiques qui critiquent son livre le font sur les solutions fiscales qu’il propose, mais évitent soigneusement de parler du sujet de départ, la démonstration de l’importance des inégalités au sein de chaque pays et entre pays.
Cela conduira-t-il les politiques à se saisir enfin du sujet en lui accordant la priorité qu’il mérite ? On a des difficultés à l’espérer pour les politiques de droite, on regrette qu’ils ne l’aient pas encore fait pour les politiques de la gauche de gouvernement. Il reste que l’étendue des problèmes à traiter, de la nécessaire réduction des atteintes à l’environnement à la réduction des inégalités au sein des pays et entre pays, fait que les solutions remettront nécessairement en cause nos modes de consommation, et cela ne concernera pas que les 5 % les plus riches : il s’agit d’une révolution, cela sera long et complexe et certains impacts seront douloureux pour la grande majorité, en particulier dans les pays développés. Il faut que les forces sociales progressistes travaillent collectivement sur le sujet pour créer progressivement un rapport de forces et forcer les politiques à traiter enfin prioritairement les problèmes du long terme. Rêvons un peu…
© Serge Ruscram, 15-10-2013
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[1] Voir par exemple L’Économie des inégalités, La Découverte, 1997 ou Les Hauts revenus en France au XXe siècle : inégalités et redistribution, 1901-1998, Paris, B. Grasset, 2001, etc.